DIVERSES HOMELIES

 

DIVERSES HOMELIES *

HOMÉLIES SUR SAINTE PÉLAGIE. *

PREMIÈRE HOMÉLIE. *

DEUXIÈME HOMÉLIE. *

ÉLOGE DU SAINT HIÉROMARTYR IGNACE THÉOPHORE, ARCHEVÊQUE D'ANTIOCHE-LA-GRANDE, QUI FUT CONDUIT ET MARTYRISÉ A ROME ET, DE LA, RAPPORTÉ A ANTIOCHE (1). *

HOMÉLIE SUR SAINT EUSTATHE. *

HOMÉLIES SUR SAINT ROMAIN. *

PREMIÈRE HOMÉLIE. *

DEUXIÈME HOMÉLIE. *

 

 

HOMÉLIES SUR SAINTE PÉLAGIE.

PREMIÈRE HOMÉLIE.

AVERTISSEMENT A ANALYSE.

Nous avons deux homélies sur sainte Pélagie, mais de la seconde nous ne possédons qu'une traduction latine conservée par surins. La première fut sans aucun doute prononcée à Antioche où fut aussi martyrisée sainte Pélagie.

1-3° Ce fut par le conseil de Jésus-Christ que sainte Pélagie prévint le jugement du tyran, et se précipita. — 4° Exhortation à la décence et au recueillement.

1. Béni soit le Seigneur l voici maintenant que des femmes, à leur tour, se jouent de la mort; des jeunes filles se rient d'en finir avec la vie; des vierges, de toutes jeunes filles, étrangères au mariage , se jettent au milieu même des démons armés, sans recevoir leurs blessures. Tous ces biens, nous les devons au Christ, sorti d'une vierge : car, après ce bienheureux enfantement, cette admirable naissance, la mort a été paralysée; la puissance du démon, anéantie ; ce ne sont plus désormais les hommes seulement, mais les femmes aussi qui le méprisent; et non-seulement les femmes, mais les jeunes filles. Un berger intrépide prend le lion, redoutable pour son troupeau ; il lui brise les dents ; il lui coupe les ongles ; il fait tomber sa crinière sous les ciseaux; il en fait le jouet, méprisable et ridicule , qu'il livre aux enfants des bergers, aux jeunes filles pour servir à leur amusement : ainsi a fait le Christ, de cette mort, formidable pour notre nature, terrible, épouvantable ; il l'a prise , il a dissipé l'épouvante qu'elle inspirait; il nous l'a livrée pour amuser même des jeunes filles. Voilà pourquoi la bienheureuse Péta gie a couru au-devant, avec un si vif transport, qu'elle n'attendit pas les mains des bourreaux, qu'elle n'entra pas au tribunal, que la grandeur de son âme la poussa à prévenir leur cruauté. Douleurs, tortures, affreux supplices, elle était prête à tout supporter, mais elle craignait de perdre la couronne de la virginité. Et ce qui prouve combien elle redoutait le libertinage des impies, elle le prévient, elle s'empresse de se soustraire au dérèglement de leur insolence. Jamais homme n'entreprit rien de pareil; en effet, tous les hommes qui affrontèrent le martyre, se présentèrent devant le tribunal, et là, ils montrèrent leur courage. Mais les femmes, exposées par leur nature à certains outrages, se préoccupèrent des circonstances qui pouvaient accompagner leur mort. Si Pélagie avait pu conserver la virginité, en acquérant la couronne du martyre, elle n'aurait pas refusé de se présenter au tribunal : mais, vu la nécessité de perdre l'une ou l'autre, elle pensa que ce serait le comble de la démence, quand elle pouvait remporter une double victoire, de ne se ménager qu'un demi-triomphe. Donc, elle refusa d'entrer au tribunal, de s'exposer en spectacle à la licence des regards; de permettre aux désirs impurs de jouir de son (498) aspect; elle mit son corps sacré à l'abri des outrages; de la chambre virginale, du gynécée, elle passa dans un autre asile de la chasteté, dans le ciel. Il est beau de voir autour de soi, sans pâlir, les bourreaux qui déchirent vos flancs; Pélagie n'a pas montré moins de grandeur. Pour les hommes qui souffrent le martyre, il arrive un moment que la sensibilité s'éteint dans la variété des tortures ; que la mort ne paraît plus redoutable; qu'elle semble bien plutôt la délivrance, la fin des douleurs; mais notre vierge, sans avoir encore rien souffert, lorsque son corps était intact, nullement déchiré, Pélagie eut besoin d'une âme grande et généreuse, pour sortir de cette vie par une mort violente. Si vous admirez le courage de ces hommes intrépides, admirez donc aussi la force virile de cette vierge; si la constance de ces héros vous saisit par ce qu'elle a de sublime, soyez également saisis de la générosité sublime de cette femme, qui ose affronter une telle mort. Ne passez pas en courant, retenez ici vos pensées. Voyez cette vierge délicate qui ne connaissait que sa chambre pudique; tout à coup des soldats l'envahissent, des soldats sont à sa porte; ils l'appellent au tribunal ; on la traîne dans la place publique pour répondre à une accusation, de quelle nature, de quelle gravité ! Pas de père auprès d'elle, pas de mère à ses côtés; ni nourrice, ni servante, ni femme du voisinage; pas une amie; elle était seule au milieu des bourreaux. Qu'elle ait pu sortir et répondre à ces soldats, à ces bourreaux, ouvrir la bouche, faire entendre sa voix; qu'elle ait eu la force de les regarder, de conserver une contenance, de respirer, quel prodige, quel courage admirable ! Cette vertu n'appartenait pas à la nature humaine; il y avait là un surcroît qui venait de Dieu. Cependant la vierge n'était pas d'elle-même inactive; tout ce qui dépendait d'elle de faire, elle le fit; elle montra du zèle, de la prudence, de la générosité, de la résolution, de l'empressement, de l'impatience même. Mais le succès auquel aboutirent ces excellentes dispositions fut l'effet du secours de Dieu et de la grâce d'en-haut ; en sorte que nous devons l'admirer et tout ensemble la déclarer bienheureuse ; bienheureuse, parce Dieu a été son compagnon d'armes; l'admirer, parce qu'elle ne manqua pas elle-même de courage. Car qui ne serait frappé d'admiration en apprenant, qu'en moins d'un instant, elle conçut, résolut, accomplit ce qu'elle avait décidé? Il arrive souvent, vous le savez tous, que des projets longtemps médités, nous les rejetons lorsque le temps est venu de les accomplir; une légère crainte qui nous saisit disperse tous nos desseins; une frayeur subite suffit pour nous détourner. Notre vierge, au contraire, en un seul et même moment, conçoit, résout, exécute un dessein si plein de terreur et d'épouvante; ni l'horreur du présent, ni la rapidité des instants, ni son abandon au milieu des embûches, ni cette circonstance qu'elle est toute seule chez elle, quand on la saisit, rien, non, rien n'a troublé cette bienheureuse ; on eût dit que c'étaient des amis, des personnes de connaissance qui lui rendaient visite, tant elle conserve la liberté dans toutes ses actions ; cette tranquillité se comprend. En effet, elle n'était pas seule, Jésus était avec elle, Jésus, son conseil il était là auprès d'elle; c'était lui qui parlait à son coeur ; c'était lui qui fortifiait son âme; c'était lui qui chassait la crainte. Et cette protection était justice; la vierge martyre s'était d'avance montrée digne d'un pareil secours.

2. Elle sortit et demanda aux soldats la permission de rentrer et de changer de vêtements : elle rentre et revêt l'incorruptibilité, au lieu de ce qui est corruptible; l'immortalité au lieu de la mort; la vie sans fin, au lieu de celle qui n'a qu'un temps. Pour moi, j'admire, outre ce qui a déjà été dit, que les soldats lui aient accordé ce qu'elle demandait, qu'une femme ait trompé des hommes, qu'ils n'aient, rien soupçonné de ce qui allait arriver, qu'ils n'aient pas deviné la ruse. Ne dites pas que personne aussi n'a jamais rien fait de pareil; en effet, nombre de femmes se sont élancées dans des précipices, jetées dans les flots, ou poignardées, ou pendues; ces tragédies se renouvelaient fréquemment alors. Non, ce fut Dieu qui aveugla les satellites et ne leur permit pas de comprendre la ruse. Elle s'envola donc du milieu des filets; comme une biche tombée entre les mains des chasseurs et qui se sauve, arrive sur le sommet d'une montagne inaccessible, et là, hors de leur portée, à l'abri de leurs traits, s'arrête, et, sans rien craindre, regarde ceux qui la poursuivaient; ainsi fait notre vierge : elle était tombée entre les mains des chasseurs qui la traquaient; sa chambre était comme un filet où on l'avait prise, elle se sauve; non sur le sommet d'une montagne; mais elle gravit les cimes du ciel même, et, de ces hauteurs, elle ne redoutait plus leur (499) approche ; et les voyant ensuite s'en retourner les mains vides, elle jouissait de la confusion des infidèles. Attachons-nous à la bien comprendre le juge est sur son siège; les bourreaux se tiennent auprès de lui, les tortures sont préparées, tout le peuple est rassemblé ; les soldats attendent; c'est un trépignement universel, dans l'impatience du plaisir; on espère que la proie va venir, et voici que ceux qui avaient été envoyés pour s'en emparer, reviennent le front bas, les yeux regardant la terre, et racontent ce qui s'est passé. Quelle honte, quelle affliction, quel sujet de reproches pour ces infidèles ! Comme ils ont dû baisser la tête et rougir, quand ils eurent compris qu'ils ne faisaient pas la guerre aux hommes, mais à Dieu ! Joseph, harcelé par l'insidieuse maîtresse qui le poursuivait , abandonna le manteau qu'avaient souillé les mains de l'étrangère, et s'échappa nu ; mais Pélagie déroba son corps aux atteintes des impudiques; elle dépouilla son âme qui monta nue au ciel, abandonnant aux ennemis sa chair sacrée; confondus, réduits à l'impuissance, ils ne savaient que faire de ces restes. Voilà les oeuvres glorieuses de notre Dieu, quand il lui plaît de tirer ses serviteurs de leurs angoisses, pour les conduire à la sérénité, et de confondre les ennemis, en apparence triomphants, et de leur enlever toutes les ressources de la pensée. Quelle position plus cruelle, que celle où s'était trouvée cette jeune vierge? quoi de plus facile que ce que méditaient ces soldats? Elle était seule dans sa chambre; ils l'y tenaient entre leurs mains, elle y était enfermée comme dans une prison, et cependant ils revinrent après avoir perdu leur proie. Encore une fois, la vierge était seule; aucun secours, aucune ressource; aucune issue possible pour échapper de quelque côté que ce fût à ces affreux malheurs; si près de la gueule des bêtes féroces, elle se dérobe néanmoins aux dents qui allaient la dévorer, elle échappe aux piéges, aux soldats , aux juges, aux princes. Elle vivante, tous croyaient facile de triompher. d'elle ; mais la voilà morte, et alors les pensées des bourreaux sont confondues ; il fallait leur apprendre que la mort des martyrs, c'est la victoire des martyrs. Ce qui arriva, c'est comme si un navire chargé d'une énorme provision de marchandises, de pierres précieuses, assailli, à l'entrée même du port, par des flots qui menacent de l'engloutir, échappait à leur fureur, qui ne ferait que le pousser dans le port avec plus de célérité. Ainsi en arriva-t-il à la bienheureuse Pélagie. Les soldats se précipitant dans sa demeure,. la crainte des tortures qu'elle attendait, les menaces du juge, toute cette tempête, plus. violente que les flots soulevés, ne fit que précipiter son vol dans le ciel ; les vagues qui allaient l'engloutir, la portèrent plus rapidement au refuge où sont les ondes tranquilles; et puis son corps, plus brillant que la foudre,.tomba,. frappant d'un éclat terrible les yeux du démon.. Car la foudre qui se précipite du ciel, nous cause moins d'épouvante, que n'en ressentirent les, phalanges du démon, quand elles virent tomber ce corps de la vierge martyre, plus redoutable que tous les tonnerres.

3. Et maintenant voulez-vous être sûrs que rien n'est arrivé que par la volonté de Dieu? Ce qui le prouve surtout, c'est la promptitude du zèle qui a transporté la jeune vierge, c'est que les soldats m'ont pas soupçonné la ruse, c'est qu'ils ont consenti à sa demande, c'est que le fait s'est accompli. Une autre preuve, aussi forte, peut se tirer du genre même de la mort. En effet, beaucoup de personnes sont tombées du haut d'un toit, sans se faire aucun mal; il en est d'autres qui se sont mutilé le corps, et ont vécu longtemps après leur chute; mais Dieu n'a pas voulu que rien de pareil arrivât à la vierge bienheureuse; il voulut que son âme sortît aussitôt de son corps, et il la reçut parce qu'elle avait assez lutté, parce qu'elle avait accompli sa tâche. Ce n'est pas la chute, c'est l'ordre de Dieu qui a déterminé la mort. Le corps était étendu non sur un lit, mais sur le sol ; il n'était pas sans honneur, quoique gisant sur le sol; le sol même devenait un objet de vénération, pour avoir reçu ce corps si glorieux. Ce corps n'était que plus vénérable, d'être ainsi étendu sur le sol; les outrages qu'on subit au nom du Christ, nous sont un surcroît d'honneur. Il était donc étendu sur le sol, dans ce lieu vénérable, ce corps virginal, plus précieux que l'or; les anges se tenaient à l'entour, tous les archanges le contemplaient avec un respect insigne; le Christ lui-même se tenait là. Car, si les maîtres assistent aux funérailles des domestiques honorables, s'ils y vont sans rougir, à plus forte raison, le Christ n'a pas pu rougir d'honorer de sa présence, celle qui, pour lui, avait exhalé son âme, et affronté un si grand danger. Elle était donc là, étendue, dans la (500) pompe magnifique qui convient aux funérailles des martyrs, parée de la confession de la foi, vêtement plus riche que toute la pourpre des rois; robe plus précieuse que tous les tissus les plus précieux ; superbe à double titre, par la virginité, par le martyre; c'est avec ces ornements de ses funérailles, qu'elle paraîtra au tribunal du Christ. Et nous aussi, envions pour nous de pareils vêtements, et pour les jours de notre vie et pour notre mort: nous savons bien que celui qui se pare de vêtements d'or, n'en recueille aucune utilité; au contraire, il s'expose à de nombreux reproches

il semble même, dans le sein de la mort, ne pas renoncer à une gloire qui n'est que vanité; s'il est revêtu de bonnes oeuvres il aura, même après sa mort, beaucoup de bouches pour célébrer ses louanges. Sachons-le bien : la splendeur même de nos cours impériales paraîtra aux yeux de tous moins brillante que le sépulcre où sera couché ce corps qui a vécu dans la vertu, dans la piété. Vous êtes les témoins de ce que je déclare, ô vous qui, dédaignant les sépultures des riches malgré l'or et les étoffes magnifiques qui les décorent, vous en détournez comme on s'écarte des cavernes, et courez avec amour auprès de cette sainte, qui a choisi le martyre, la confession de la foi, la virginité, et non des vêtements d'or pour ses ornements, et qui est morte dans le martyre.

Imitons-la de toutes nos forces. Elle a méprisé la vie; de notre côté, méprisons les délices, raillons la somptuosité; loin de nous l'ivresse, l'intempérance. Ce n'est pas sans dessein que je prononce ces paroles, mais c'est que j'en vois beaucoup qui, au sortir de ce spectacle tout spirituel, vont courir aux lieux où l'on s'enivre, où l'on mange, aux tables d'hôte, dans d'autres endroits encore où l'infamie réside. C'est pourquoi, je vous en prie, je vous en donne l'exhortation et le conseil, ayez toujours présente à votre mémoire, à votre pensée, cette vierge sainte, ne déshonorez pas cette assemblée, ne ruinez pas la confiance que cette fête nous inspire. Nous n'avons pas tort dans nos entretiens avec les Gentils, de parler avec orgueil de la foule qu'attire cette solennité; nous les voyons rougir devant nous, quand nous leur disons que la ville entière, qu'un si grand peuple, parce qu'une simple fille est morte, s'attroupe ainsi en son honneur, et cela chaque année, après tant d'années, que le temps écoulé depuis n'a jamais pu interrompre ni refroidir les hommages fidèles à sa mémoire. Mais si les Gentils soupçonnaient ce qui se passe dans cette assemblée, combien ne perdrions-nous pas de leur respect ! Quand cette foule, ici réunie, conserve l'ordre et la décence, c'est pour nous la plus belle gloire; mais son indolence, son mépris des, devoirs, c'est notre honte, et cette honte nous accuse.

4. Si donc vous voulez que nous puissions nous glorifier de ce grand rassemblement de votre charité , retirez-vous dans nos demeures avec l'ordre parfait qui convient à ceux qui se sont réunis auprès de cette bienheureuse martyre. Celui qui ne s'en retournerait pas dans ces dispositions, non-seulement n'aurait rien gagné, mais il s'exposerait au plus grand danger. Je sais que vous êtes exempts des maladies qui souillent l'âme, mais cette excuse ne doit pas vous suffire; vous devez encore, quand vos frères oublient la décence, les ramener à la modestie parfaite, les rétablir dans la pureté, dans l'honnêteté convenable. Vous avez, par votre présence, honoré la martyre; honorez-la encore en redressant ceux qui sont proprement ses membres. Si vous voyez un rire désordonné, une course indécente, une démarche indigne, une allure inconvenante, montrez-vous, et fixez des regards sévères, des regards qu'on redoute. Mais on vous méprise, on ne fait que rire plus fort à vos dépens? Prenez avec vous, deux frères, ou trois, ou un plus grand nombre, afin que ce plus grand nombre vous assuré le respect. Vous ne parvenez pas encore, même par ce moyen, à corriger leur démence, dénoncez-les aux prêtres. Mais il est impossible que leur impudence aille jusqu'à mépriser les reproches, les exhortations; je ne saurais croire qu'ils ne finissent pas par s'amender, par renoncer à ces dérèglements, à ces frivolités licencieuses. Supposez que vous en ayez reconquis une dizaine, ou trois, ou deux, ne fût-ce qu'un seulement, vous retournerez chez vous, enrichi d'un gain précieux. La route est longue: profitons dé la longueur de la route, pour recueillir dans notre mémoire les discours que nous aurons entendus ici : voilà le moyen de parfumer le chemin des plus suaves odeurs. La route aurait moins de charmes, quand l'air, dans tout le parcours, serait embaumé de senteurs exquises, qu'elle ne serait charmante aujourd'hui, si tous les fidèles qui la suivront, regagnaient leurs demeures, en se racontant l'héroïsme de notre martyre, chacun se servant (501) de sa langue comme d'un encensoir pour l'honorer. Quand l'empereur fait son entrée dans une ville , avec quel ordre les files des soldats s'avancent, de droite et de gauche, s'exhortant mutuellement à marcher sans confusion, avec les précautions que le respect commande, à qui veut paraître digne des regards du peuple !

Faisons comme eux; car nous aussi nous escortons un empereur; non un empereur visible, non un empereur qui ne commande que sur la terre, mais le Maître et le Seigneur des anges. Marchons donc, nous aussi, en bon ordre, nous exhortant, les uns les autres, à nous avancer comme il convient, en gardant nos rangs, de telle sorte qu'on admire, non-seulement notre grand nombre, mais encore la beauté de notre défilé. Parlons mieux n'eussions-nous aucun témoin, fussions-nous seuls à faire ce trajet, même alors il ne faudrait pas nous abandonner à des allures inconvenantes, parce qu'il y a un oeil qui ne dort pas, présent partout, regardant tout. Considérez encore qu'un grand nombre d'hérétiques sont mêlés avec nous; s'ils nous voient ainsi dansant , riant, poussant des cris, en proie à l'ivresse, ils nous condamneront en toute sévérité, ils s'éloigneront de nous. Si, pour un seul homme qu'on scandalise, on s'attire un inévitable châtiment, nous qui aurons scandalisé un si grand nombre d'hommes, quel châtiment n'encourrons-nous pas? Mais loin de nous ce malheur, qu'après ces discours, qu'après cette exhortation , aucun de nous s'expose à tomber dans de tels égarements ! Car si jusqu'à présent ces fautes ne méritaient pas de pardon, après notre réunion d'aujourd'hui, et les reproches que vous venez d'entendre, la peine sera bien plus inévitable encore, tant pour ceux qui s'abandonnent à ces excès, que pour ceux qui les voient avec indifférence. Donc, pour préserver vos frères des châtiments, et pour vous assurer à vous-mêmes une plus belle récompense, prenez en main le soin du salut de vos frères; engagez-les à recueillir, à se rapporter mutuellement les discours que vous avez entendus, pour les méditer pendant tout le parcours de la route, pour offrir, à ceux qui sont restés, qui ont été laissés dans leurs maisons , les restes dé notre table, pour vous apprêter, même chez vous, un brillant repas. C'est ainsi, en effet, que nous retirerons de cette fête tout le sentiment qu'elle doit imprimer profondément dans nos âmes; que nous nous assurerons la plus grande bienveillance de la sainte martyre, juste retour de la sincérité de notre respect. Notre présence ici, notre tumultueux empressement, lui sera bien moins agréable, que le plaisir de nous voir emporter d'ici une abondante et lourde moisson de grâces spirituelles. Puisse notre sainte nous mettre en possession de ces fruits, par ses prières, et, avec elle, puissent tous ceux qui ont lutté comme elle, nous obtenir de conserver la mémoire des discours de ce jour, et de tous les autres; de les reproduire dans toutes nos actions, afin d'être, à toutes les heures de notre vie, agréables au Dieu à qui appartient la gloire, la. puissance, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

 

 

 

 

 

DEUXIÈME HOMÉLIE.

Pélagie, cette vierge sainte, mériterait un plus grand nombre de spectateurs , car ses combats furent grands, et demandent des spectateurs à flots plus abondants. Cependant il lui suffit du Christ, dont la présence est le seul ornement du discours et de la fête que nous lui décernons; et, en effet, où est le Christ, là se trouve en même temps tout le chaeur des anges. Il est vrai aussi de dire que tous les martyrs ont montré des membres plus puissants que les tortures, et, par là, se sont conquis, pour les opposer au démon, un grand nombre de spectateurs; on les a vus, avec un corps, surpasser les esprits sans corps, et montrer l'énergie de leur chair en lutte avec le fer des bourreaux. Mais quand nous voyons jusqu'à des jeunes filles impatientes de mourir pour le Christ crucifié, alors je trouve encore plus ridicule l'irréflexion du démon : il sut inventer les moyens de répandre en foule ses oracles de tous côtés; il s'est donné comme annonçant l'avenir par avance, et il n'a pas prévu, il a oublié de prophétiser toute l'étendue de la confusion et du ridicule qu'il encourrait aujourd'hui. Essayez de comprendre quelque sujet de dérision plus burlesque que ce qui est arrivé aujourd'hui au démon ! Il avait la vierge prise dans ses filets, et il perd sa proie ; il tenait la jeune fille, il n'a pas pu la garder; on eût dit que c'était une ombre, non une vierge qu'il avait saisie. C'est qu'elle unissait, à la simplicité de la colombe, la prudence du serpent; la simple colombe s'est laissée prendre , mais le serpent, plein de prudence, a échappé; quoiqu'elle se vît prise, elle ne désespéra pas de la victoire; elle ne laissa surprendre ni son coeur ni sa pensée, quoique sa personne fût captive; elle imagina un expédient, une sage combinaison, pour déjouer l'esprit inconsidéré des soldats, et les frapper pour ainsi dire de stupidité. Quelle fut cette combinaison? La jeune fille fit semblant d'avoir changé d'avis; et, pour qu'on se fiât à son air, malgré la tempête qui grondait sur elle, malgré le naufrage qui l'entourait de si grands périls, elle montrait un visage calme et gai. Les soldats, dupes de cette ruse, trompés par la sérénité de la jeune fille, commencèrent à lui témoigner quelques égards. Elle leur avait demandé de lui permettre de se retirer tout le temps qui lui serait nécessaire pour revêtir le costume d'une nouvelle épouse; les soldats la laissèrent libre de s'éloigner. Non-seulement ils voulaient lui être agréable, mais ils se promettaient aussi les compliments du juge, à qui ils auraient amené une jeune fille ornée et parée. Celle-ci, maîtresse de ce qu'elle désirait, se hâta de revêtir ce qui est la vraie beauté, c'est-à-dire la force d'âme, la riche et ferme espérance de la résurrection ;. et aussitôt elle monta en courant sur le toit de sa maison, et de là se précipita. Elle accomplit résolument cette gymnastique hardie que le démon ne craignit pas autrefois de proposer au Seigneur lui-même : Si vous êtes le Fils de Dieu, précipitez-vous. (Matth. IV, 6.) de ne puis considérer la foi, la grandeur d'âme de cette jeune fille sans être stupéfait. Que n'aurait pas (503) pensé en ce moment une autre jeune fille? Elle aurait certes dit : de me précipite, puisque j'y suis forcée par la crainte du déshonneur. La pensée est louable, pourvu que la chute détermine la mort; les ennemis auront beau s'acharner sur mon corps privé de vie, je ne sentirai rien, je n'aurai pas conscience de ce qu'ils feront. Maintenant, si je me brise les membres sur la terre, mais sans mourir, déformée, tourmentée par la douleur, je n'en serai pas moins conduite devant le juge; et alors je souffrirai ce que j'ai toujours craint; ils exerceront leur infâme brutalité sur mon corps meurtri, ils me dépouilleront de l'honneur que je veux garder pur, et ainsi je subirai un double malheur: mes membres fracassés, ma virginité perdue. C'était assez de pareilles réflexions pour bouleverser toute autre jeune fille. Mais Pélagie avait confiance; elle sentait sans doute qu'il y avait quelqu'un qui lui garantissait l'événement; et voilà pourquoi elle montra un courage si prompt à se précipiter. Ainsi une jeune fille, une vierge, t'a vaincu par son énergie, par son courage, ô démon ! Le défi que tu as jadis proposé au Seigneur, une jeune fille, sa servante, l'a retourné contre toi-même, et, courant sur le faîte du toit, de là, elle s'est élancée; le juge l'a appelée; c'est toi qui a suggéré tout cela; elle ne t'a pas obéi, elle n'a pas accepté un combat plein de ruses ; elle connaissait bien la malice de tes pensées; c'est ton habitude d'appeler les vierges devant les juges, comme pour les faire battre de verges, et bientôt, sans combat, de précipiter dans les abîmes, bien plus tristement captives, celles qui n'ont pas craint le combat. Si tu n'as pas d'arrière-pensée, quand tu appelles une jeune fille au combat, dans le stade, mesure-toi désormais avec elle; quand elle se jette du haut d'un toit, soutiens-la dans sa chute; ose donc l'affronter; ne recule pas devant les luttes de ce genre. Donne l'essor que tu voudras à ton astuce. Tu as la terre pour champ de bataille; pousse désormais vivement les glaives, pour donner la mort; prépare, pour tuer les hommes , les durs instruments de meurtre; apprête-toi à briser la jeune fille qui tombe. Tous tes artifices, si retors, si profonds qu'ils soient, se sont trouvés sans aucune puissance; la vierge les a vaincus; et, ce qui est plus remarquable, elle n'a pas réclamé de Dieu ce qui est écrit : Commandez à vos anges, Seigneur, que je ne heurte pas mon corps contre la pierre (Luc, IV, 10, 11) ; mais ce qu'elle lui demanda, c'est de prescrire à son âme, aussitôt après sa chute, de quitter son corps. O jeune fille, femme par ton sexe, mais d'un courage digne de l'homme l ô vierge, qui mérites d'être célébrée à double titre, et parce que tu fais partie de la troupe des vierges, et parce que tu as été inscrite au nombre des martyrs ! ô jeune fille, chaste jusqu'à ne pas permettre aux regards libertins d'un juge de jouir de ton aspect ! Imitons donc, nous aussi, sa modestie, sa continence, et dressons des trophées de nos victoires sur les voluptés; réprimons la fougue de nos désirs déréglés, effrénés; animons-nous à la piété, fortifions-nous dans la ferveur; délivrons, même nos juges, des tentations, et, quand il le faut, remplaçons l'humilité par de l'audace; enfin, sur cette terre, mortifions nos membres, afin que le Seigneur, s'emparant de notre corps humilié, l'exalte, le rende digne de la communication de son propre corps et de sa forme divine; à lui la gloire, à lui la domination, dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

Traduit par M. PORTELETTE.

 

 

 

 

ÉLOGE DU SAINT HIÉROMARTYR IGNACE THÉOPHORE, ARCHEVÊQUE D'ANTIOCHE-LA-GRANDE, QUI FUT CONDUIT ET MARTYRISÉ A ROME ET, DE LA, RAPPORTÉ A ANTIOCHE (1).

AVERTISSEMENT ET ANALYSE.

Ce discours fut prononcé par saint Chrysostome peu de jours après l'homélie sur sainte Pélagie, mais il est impossible de savoir en quelle année. La fête de saint Ignace se célèbre dans l'Eglise d'Occident le ter février, et le 20 décembre chez les Grecs. Il est vraisemblable que l'homélie sur saint Ignace eut lieu le 20 décembre , jour marqué dans les plus anciens manuscrits. — (Voir la vie de saint Ignace, dans la Vie des Saints du P. Girg et de M. l'abbé P. Guérin.)

1° L'orateur rappelle que dans la dernière instruction, il avait célébré la bienheureuse martyre Pélagie ; après avoir montré que les personnes de toute condition, de tout âge, de tout sexe peuvent entrer en lice dans les combats de la foi, il témoigne son embarras, incertain par laquelle des vertus d'Ignace il doit commencer son éloge ; il trace son portrait en peu de mots, et se détermine à le considérer d'abord comme évêque, pour le considérer ensuite comme martyr. — 2° Il le loue d'avoir été jugé digne de l'épiscopat, d'avoir été ordonné par les apôtres (ce qui annonce qu'il possédait toutes les vertus d'un évêque), d'avoir été évêque dans des temps fort difficiles, d'avoir gouverné la ville d'Antioche, enfin d'avoir succédé à l'apôtre saint Pierre. — 3°, 4° Avant de célébrer Ignace comme martyr, l'orateur fait remarquer la cruauté et la malice des persécuteurs, qui s'attaquaient aux chefs afin de disperser les troupeaux, qui les faisaient transporter dans des pays éloignés afin d'affaiblir leur courage. Mais il montre qu'il est arrivé tout le contraire par rapport à Ignace ; que, transporté d'Antioche à Rome pour .y être dévoré par les bêtes, il a fortifié et animé sur toute sa route les fidèles, qui l'animaient à leur tour et le fortifiaient. Il fait voir quel a été le dessein de Dieu en permettant que Pierre, Paul et Ignace fussent immolés à Rome. — 5° Il exalte la satisfaction avec laquelle ce dernier se préparait à être dévoré par les bêtes, et l'empressement religieux avec lequel tous lés peuples ont été au-devant de ses saintes reliques lorsqu'on les transportait à Antioche. Il exhorte ses auditeurs à honorer sans cesse le tombeau du saint martyr, en leur annonçant les fruits qu'ils peuvent en recueillir.

1. Un homme riche qui se pique de magnificence, se plaît à donner de fréquents repas, autant pour faire montre de ses richesses, que pour offrir à ses amis des marques de bienveillance : ainsi la grâce de l'Esprit-Saint, pour fournir des preuves de son pouvoir, et pour signaler sa bienveillance envers les amis de Dieu, nous sert de continuels repas par le grand nombre de martyrs dont elle nous fait célébrer les fêtes. Dernièrement une jeune vierge, la bienheureuse martyre Pélagie, nous a servi avec la plus grande joie un repas

Traduction de l'abbé Auger, revue.

spirituel; sa fête est aujourd'hui remplacée parcelle du généreux martyr Ignace. Les personnes sont différentes, mais le banquet est le même; il y a divers combats, mais il n'y a qu'une couronne; les lices sont variées, mais le prix est unique. Dans les combats profanes, on ne doit choisir que des hommes, parce qu'on y dispute des forces du corps. Mais ici, où tous les combats sont spirituels, la carrière est ouverte, et les spectateurs s'assemblent pour l'un et l'autre sexe. Ce ne sont. pas des hommes seuls qui entrent en lice, pour que les femmes ne se rejettent pas sur la faiblesse de leur nature , et (506) ne paraissent pas avoir une excuse plausible; ce ne sont pas les femmes seules qui signalent leur courage, pour que les hommes n'aient pas trop à rougir; mais on voit parmi les uns et les autres beaucoup de vainqueurs proclamés et couronnés, afin que vous appreniez par les faits mêmes qu'en Jésus-Christ il n'y a distinction ni d'homme ni de femme (Gal. III, 28) ; que le sexe, l'âge, la délicatesse du tempérament, que rien, en un mot, ne peut nous empêcher de fournir des courses religieuses , pourvu que nous ayons de l'ardeur et du courage, pourvu que la crainte de Dieu, profondément enracinée dans nos âmes , les embrase et les anime. Voilà pourquoi les vierges, les femmes, les hommes, les jeunes gens, les vieillards, les personnes libres ou esclaves, toutes les conditions, tous les âges, tous les sexes, peuvent entrer également en lice pour ces combats, sans que rien puisse les arrêter, pourvu qu'ils y apportent une volonté ferme et généreuse.

La circonstance du temps m'engage à entrer dans le récit des vertus du bienheureux Ignace ; mais mon esprit embarrassé se trouble, et je ne sais ce que je dois dire en premier , en deuxième ou en troisième lieu, tant il s'offre à moi un vaste champ de louanges. Enfin j'éprouve le même embarras qu'un homme qui entrerait dans un jardin immense, où il apercevrait un nombre infini de fleurs diverses , dont la variété et la multitude l'embarrasserait sur le choix de celle qu'il voudrait prendre la première, parce que chacune attirerait à elle ses regards : de même nous, en entrant dans le jardin spirituel des vertus d'Ignace, qui nous offre non les fleurs que fait naître le printemps, mais les fruits variés dont l'Esprit-Saint a enrichi son âme ; nous ne savons sur laquelle nous devons arrêter préférablement notre pensée, parce que chacune de celles que nous voyons nous détourne des autres, et nous invite à contempler l'éclat et la beauté qui lui sont propres. Voyez la vérité de ce que j'avance. Ignace a gouverné notre Eglise avec le courage et le zèle que Jésus-Christ demande dans un évêque, et il a accompli la grande règle que le Fils de Dieu a établie pour l'épiscopat. Il avait lu dans l'Evangile que le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis (Jean, X, 11) ; il a donné la sienne pour ses brebis avec une résolution courageuse. Il S'est vraiment trouvé avec les apôtres, il a puisé dans les vraies sources spirituelles. Or, quel devait être celui qui a été élevé avec de tels hommes, qui s'est trouvé partout avec eux, qui a eu part à toutes leurs entreprises, à toutes leurs démarches, et qu'ils ont jugé digne d'être à la tête d'une grande Eglise ? Il vivait dans un temps qui demandait une âme embrasée de l'amour divin, une âme capable de mépriser toutes les choses présentes, de préférer les objets invisibles aux visibles; on l'a vu se dépouiller de son corps avec la même facilité qu'on se dépouille d'un simple vêtement. Que dirai-je d'abord? parlerai-je de la doctrine des apôtres qu'il a prêchée sans relâche, ou de son mépris pour la vie présente, ou du zèle ardent avec lequel il a gouverné son Eglise? qui louerai-je en lui? le martyr, l'évêque ou l'apôtre? car la grâce de l'Esprit-Saint a composé une triple couronne pour en décorer sa tête vénérable, ou plutôt elle lui en a formé un grand nombre, puisqu'à bien examiner chacune de ces couronnes, on en verra d'autres naître et fleurir , comme des rejetons d'une seule tige.

2. Commençons, si vous voulez, son éloge par l'épiscopat. Cette partie vous paraît-elle n'offrir qu'une seule couronne? Vous verrez, si nous la développons, qu'elle en produit deux, trois, et même un plus grand nombre; car ce n'est pas seulement parce qu'il a été jugé digne de l'épiscopat que j'admire Ignace, mais parce qu'il a reçu cet honneur des apôtres, qui ont imposé leurs mains sacrées sur sa bienheureuse tête. Et je ne le loue pas seulement de ce que les apôtres ont attiré sur lui d'en-haut une plus grande grâce, de ce qu'ils ont fait descendre sur lui une vertu plus abondante de l'Esprit-Saint, mais de ce qu'ils ont témoigné, en le consacrant, qu'il possédait toutes les vertus dont un homme est capable. Je m'explique. Saint Paul écrivant à Tite.... Quand je nomme Paul, c'est comme si je nommais Pierre, Jacques, Jean , tout le choeur des apôtres. En effet, comme dans une seule lyre, il y a différentes cordes et une seule harmonie, de même dans le choeur des apôtres il y avait différentes personnes, et une seule doctrine, puisqu'il n'y avait qu'un seul maître, l'Esprit-Saint, qui les inspirait tous. C'est ce que saint Paul lui-même fait entendre en disant : Soit que la parole soit annoncée par moi ou par d'autres, voilà ce que nous votas prêchons. (I Cor. XV, 11.) Cet Apôtre donc écrivant à Tite, et voulant lui apprendre quel doit être un évêque, lui dit : Il faut qu'un (507) évêque soit irréprochable, comme étant le dispensateur et l'économe de Dieu, qu'il ne soit point altier; ni colère, ni sujet au vin, ni prompt à frapper, ni porté à un vil intérêt; mais qu'il exerce l'hospitalité, qu'il aime les gens de bien, qu'il soit sage, juste, saint, tempérant; qu'il soit attaché à la parole de vérité, telle qu'on la lui a enseignée, afin qu'il soit capable d'exhorter selon la saine doctrine, et de convaincre ceux qui la combattent. (Tit. I, 7, 8 et 9.) Ecrivant à Timothée sur le même sujet, il lui dit encore : Si quelqu'un désire l'épiscopat, il désire une fonction sainte. Il faut qu'un évêque soit irrépréhensible, qu'il n'ait épousé qu'une femme, qu'il soit sobre, prudent, bien réglé, aimant à exercer l'hospitalité, capable d'instruire; qu'il ne soit ni sujet au vin, ni prompt à frapper, mais équitable et modéré, éloigné des contestations et de tout esprit de vil intérêt. (I Tim. III, 1, 2 et 3.) Vous voyez quelle vertu, quelle perfection saint Paul demande dans un évêque. Lorsqu'un peintre habile veut faire le portrait d'un prince qui puisse servir de modèle, il emploie toutes ses couleurs, et travaille sa figure avec le plus grand soin, afin que tous ceux qui voudront l'imiter, trouvent dans son tableau un original accompli : de même le bienheureux Paul, voulant nous tracer le modèle d'un évêque comme celui d'un prince, a recueilli les traits différents de vertu, et a employé toutes les couleurs pour fournir un original parfait, afin que chacun de ceux qui seront élevés à cette dignité , envisageant ce modèle, s'acquitte avec cette même perfection des fonctions qui lui sont confiées.

Je puis dire avec assurance que le bienheureux Ignace a exprimé parfaitement en lui ce grand modèle. Irréprochable et irrépréhensible, il n'était ni altier, ni colère, ni sujet au vin, ni prompt à frapper : il était juste, saint, tempérant, éloigné de toute contestation, de tout esprit de vil intérêt, attaché à la parole de vérité telle qu'on la lui avait enseignée; il était sobre, prudent, modeste; enfin il possédait toutes les qualités que demande saint Paul. Et qui est-ce qui l'atteste, direz-vous? ceux mêmes qui, après avoir établi ces règles, l'ont nommé, eux qui n'auraient pas exhorté les autres, à examiner sévèrement les hommes qu'on doit placer sur le trône épiscopal, s'ils avaient procédé eux-mêmes avec négligence dans cet examen; eux qui n'auraient pas confié l'épiscopat à notre saint martyr, s'ils n'avaient pas vu son âme décorée de toutes les. vertus. Il savaient, sans doute, quel péril ont à courir ceux qui font de tels choix su hasard et sans réflexion. C'est ce que fait entendre le même saint Paul en écrivant au même Timothée : N'imposez légèrement les mains à personne, lui dit-il, et ne vous rendez point participant des péchés d'autrui. (I Tim. V, 22.) Quoi ! un autre a péché, et je suis participant de ses fautes et des peines qu'il mérite ! Oui, certes, puisque vous fournissez à un méchant les moyens de faire du mal. Et comme celui qui confierait un glaive tranchant à un furieux, ,à un insensé, serait coupable du meurtre qu'il commettrait avec cette arme; de même celui qui fournit à un homme pervers les moyens de nuire en lui confiant l'épiscopat, attire sur sa propre tête les supplices que ce méchant encourt par ses fautes et par ses excès, parce que celui qui fournit le principe du mal est cause de tout le mal qui doit suivre. Vous voyez comme jusqu'à présent l'épiscopat d'Ignace nous offre une double couronne, et comme la dignité des hommes qui l'y ont élevé lui donne un plus grand lustre, et rend témoignage à toutes les vertus qui brillaient en lui.

3. Voulez-vous que je vous découvre une troisième couronne qui sort, pour ainsi dire, et qui liait de la première : considérons le temps où Ignace a été nommé évêque. Il est bien différent de gouverner à présent l'Eglise et de l'avoir gouvernée alors; comme il est bien différent de marcher dans un chemin fait et battu où plusieurs ont déjà passé, et dans un chemin montueux, escarpé, rempli de pierres et de bêtes féroces, qu'il faut aplanir pour la première fois, et qui n'a encore été pratiqué par personne. A présent, par la grâce de Dieu, les évêques ne sont exposés à aucun péril; une paix profonde règne dans toute l'Eglise, et nous jouissons tous d'un- grand calme; la religion a été prêchée jusqu'aux extrémités du monde, et, les princes eux-mêmes gardent avec soin le dépôt de la foi. Il n'en était pas de même alors. De quelque côté que l'on portât les yeux, on ne voyait qu'abîmes et précipices, que guerres, , que combats et dangers. Magistrats, princes, villes, peuples, nations, étrangers, parents, tous persécutaient les fidèles. Et ce qu'il y avait encore de plus terrible, les fidèles eux-mêmes, tout (508) récemment instruits dans ces dogmes nouveaux pour eux, avaient besoin d'être traités avec beaucoup de condescendance : ils étaient faibles, ils tombaient souvent, et leurs chutes n'affligeaient pas moins ou même affligeaient beaucoup plus les docteurs de la foi que les guerres du dehors. Les combats et les persécutions du dehors leur donnaient de la joie par l'espoir des récompenses qui leur étaient réservées. Aussi les apôtres sortaient-ils joyeux du conseil, parce qu'ils avaient été battus de verges : Je me réjouis dans mes maux (Coloss. I, 24), s'écrie saint Paul, qui se glorifie partout dans ses afflictions. Mais les fautes des fidèles et les chutes de leurs frères, ne leur permettaient pas de respirer : c'était comme un joug accablant qui pesait sur leurs têtes et les opprimait sans cesse. Ecoutez comment cet apôtre, qui se glorifie dans ses souffrances, déplore amèrement ses peines intérieures. Qui est faible, dit-il, sans que je m'affaiblisse avec lui? qui est scandalisé sans que je brûle? (II Cor. XI, 29.) J'appréhende, dit-il ailleurs, qu'à mon retour je ne vous trouve pas tels que je voudrais, et que vous ne me trouviez pas aussi tel que vous voudriez. Et plus bas : J'appréhende que Dieu ne m'humilie lorsque je serai revenu citez vous, et que je ne sois obligé d'en pleurer plusieurs qui, étant déjà tombés dans les impuretés, les fornications et les dérèglements infâmes, n'en ont point fait pénitence. (II Cor. XII, 20 et 21.) Comme donc nous admirons, non le pilote qui peut conduire les passagers au port, lorsque la mer est tranquille, et que le vaisseau vogue au gré d'un vent favorable, mais celui qui peut diriger sûrement son navire lorsque la mer est furieuse, que les flots sont soulevés, que les passagers eux-mêmes sont en discorde, et qu'on est assailli au dedans et au dehors par de violents orages : de même on doit surtout admirer les pontifes chargés de gouverner l'Église, lorsque la guerre était allumée au dedans et au dehors, lorsque la plante de la foi encore tendre demandait les plus grands soins, lorsque le peuple fidèle, comme un enfant nouveau-né, voulait être ménagé avec attention et nourri sagement du lait des faibles.

Et afin que vous sentiez encore mieux quelles couronnes méritaient les hommes chargés alors de gouverner l'Église, quels travaux il fallait essuyer, quels périls il fallait courir dans les premiers temps de la prédication de la foi, je vais vous citer le témoignage de Jésus-Christ lui-même, dont les paroles confirment ce que nous disons. Comme il voyait beaucoup de monde accourir à lui, et qu'il voulait apprendre à ses disciples que les prophètes avaient plus travaillé qu'eux : D'autres ont travaillé, leur dit-il, et vous êtes entrés dans leurs travaux. (Jean, IV, 38.) Cependant les apôtres, dans la réalité, ont travaillé beaucoup plus que les prophètes; mais comme les prophètes avaient semé les premiers la parole sainte , comme ils avaient amené à la vérité des hommes qui n'étaient pas encore instruits, Jésus-Christ conséquemment leur attribue un plus grand travail. Il n'est pas égal, non il ne l'est pas, de venir instruire les peuples après plusieurs autres qui ont déjà travaillé à leur instruction, ou de jeter les premières semences de doctrine. On reçoit aisément des vérités sur lesquelles on a déjà réfléchi, auxquelles on est tout accoutumé; au lieu que ce qui est annoncé pour la première fois trouble l'esprit de ceux qui écoutent, en même temps qu'il cause de grands embarras à ceux qui instruisent. C'est là ce qui troublait les Athéniens lorsque saint Paul leur parlait; voilà pourquoi ils rebutaient cet Apôtre; ils lui reprochaient de leur enseigner une doctrine absolument étrangère pour eux. (Act. XVII, 20.) Si le gouvernement de l'Église donne aujourd'hui beaucoup de peine, combien n'en devait-il pas donner davantage, lorsqu'on était au milieu des périls, des combats, des persécutions et des craintes continuelles? Ce serait en vain, oui, en vain qu'on tenterait d'exprimer tous les obstacles que les saints avaient alors à surmonter ; il faudrait l'avoir éprouvé soi-même pour le connaître.

4. Parlerai-je d'une quatrième couronne ? quelle est cette couronne? sans doute d'avoir gouverné notre patrie. S'il est difficile de conduire cent ou même cinquante personnes seulement , de quelle vertu , de quelle sagesse ne fallait - il pas être doué pour être mis à la tête d'un peuple composé de plus de deux cent mille âmes? En effet, comme dans les armées on confie aux officiers les plus habiles le commandement des compagnies les plus distinguées et les plus nombreuses : de même l'on confie aux chefs les plus sages et les plus fermes le gouvernement des villes les plus grandes et les plus peuplées. Ajoutez que Dieu avait un soin particulier de la ville d'Antioche, comme l'a démontré sa conduite envers elle. Il avait mis Pierre à la tête de toute la terre, il lui avait confié les clefs du ciel et le gouvernement de toutes les Eglises ; il le chargea de demeurer longtemps parmi nous : tant notre ville seule était à ses yeux du même prix que le reste du monde !

Mais en parlant de Pierre, je vois se former une cinquième couronne, la gloire d'avoir succédé au prince des apôtres. Lorsqu'on ôte une grande pierre des fondements, on a l'intention d'y en substituer une de la même force, de peur d'affaiblir l'édifice et de l'exposer à une ruine totale : de même, lorsque Pierre devait s'éloigner de notre Eglise, la grâce de l'Esprit-Saint lui substitua un maître d'un égal mérite, pour que l'édifice ne perdît rien de sa solidité par la faiblesse du successeur.

Nous avons donc compté cinq couronnes pour notre saint pontife : l'importance de la place qu'il a occupée, la dignité de ceux qui l'y ont élevé, la difficulté des circonstances, la grandeur de la ville qu'il a eue à conduire, enfin la vertu du personnage qui lui a remis l'épiscopat.

A toutes ces couronnes je pourrais en ajouter beaucoup d'autres; mais afin de ne pas employer tout le temps à parler d'Ignace comme évêque, et qu'il nous en reste pour le considérer comme martyr, nous allons passer à ses glorieux combats.

Une guerre cruelle était allumée contre les Eglises; et comme si la terre eût été en proie à une tyrannie atroce, tous les fidèles étaient enlevés des places publiques, sans qu'on eût d'autre crime à leur reprocher, que d'avoir abandonné l'erreur pour entrer dans les voies de la piété, d'avoir renoncé aux superstitions des démons, de reconnaître le vrai Dieu, et d'adorer son Fils unique. La religion aurait dû valoir à ses zélés partisans, des couronnes, des applaudissements, des honneurs ; et c'était pour la religion même que l'on punissait, que l'on tourmentait par mille supplices, ceux qui avaient embrassé la foi, et surtout les chefs des Eglises ; car le démon, plein de ruses et de malices, espérait qu'en renversant les pasteurs, il viendrait aisément à bout de disperser les troupeaux. Mais celui qui confond les desseins des méchants, voulant lui montrer que ce ne sont pas les hommes qui gouvernent les Eglises, mais que c'est lui-même qui dirige les fidèles de tous les pays, a permis que les chefs fussent livrés au supplice, afin que lorsqu'il verrait que leur mort, loin de porter atteinte à la religion, loin d'arrêter le progrès de l'Evangile, ne faisait qu'en étendre l'empire, il apprit par les faits mêmes, lui et tous ses ministres, que la doctrine chrétienne n'a point son origine parmi les hommes, mais qu'elle prend sa source dans le ciel; que c'est Dieu qui gouverne toutes les Eglises du monde : et qu'il est impossible de triompher lorsqu'on fait la guerre au Très-Haut. Une autre ruse du démon, qui ne le cède pas à la première, c'est qu'il ne faisait pas égorger les évêques dans les Eglises dont ils étaient les chefs, mais qu'il les transportait dans un pays éloigné. Il se flattait de les affaiblir, en les privant des choses les plus nécessaires, en les fatiguant par la longueur de la route. Et c'est ainsi qu'il en usa à l'égard du bienheureux Ignace. Il l'obligea de passer d'Antioche à Rome, lui faisant envisager une course immense, et espérant d'abattre sa constance par les difficultés d'un voyage long et pénible. Mais il ignorait qu'ayant Jésus-Christ pour compagnon de ce voyage, le saint deviendrait plus robuste, il donnerait plus de preuves de la force de son âme, et confirmerait les Eglises dans la foi. Les villes accouraient de toute part sur la route pour animer ce généreux athlète; elles lui fournissaient des vivres en abondance, le soutenaient par leurs prières et par leurs députés. Elles-mêmes ne recevaient pas une consolation modique, en voyant ce martyr courir à la mort avec l'empressement d'un chrétien qui était appelé au royaume des cieux : son voyage même, son ardeur et la sérénité de son visage, apprenaient à tous les fidèles de ces villes que ce n'était pas à la mort qu'il courait, mais à une vie nouvelle, à la possession du royaume céleste. Il donnait ces instructions à toutes les villes qui étaient sur sa route, par sa course même, autant que par ses discours; et ce qui était arrivé aux Juifs au sujet de Paul qu'ils avaient chargé de chaînes pour l'envoyer à Rome, qu'ils croyaient envoyer à la mort lorsqu'ils envoyaient un maître aux juifs habitants de Rome, eut encore lieu au sujet d'Ignace, et d'une manière encore plus frappante; car ce n'est pas seulement pour les chrétiens habitants de Rome, mais pour toutes les villes de son passage, qu'il fut un maître admirable, un maître qui leur enseignait à ne faire aucun (510) cas de cette vie mortelle, à ne compter pour rien les choses visibles, à ne soupirer que pour les biens futurs, à envisager les cieux, à n'être effrayés par aucun des maux, par aucune des peines de cette vie. Voilà les instructions et d'autres encore, qu'il donnait par son zèle à tous les peuples chez lesquels il passait.

C'était un soleil qui se levait de l'orient et qui courait vers l'occident, en jetant plus d'éclat que l'astre qui nous éclaire. Cet astre lance d'en haut des rayons sensibles et matériels Ignace brillait ici-bas, instruisant les âmes, les éclairant d'une lumière spirituelle. Le soleil s'avance vers les régions du couchant, se cache et laisse le monde dans les ténèbres : c'était en s'avançant vers les mêmes régions qu'Ignace se levait, et que, jetant une plus grande splendeur, il faisait plus de bien à tous ceux qui étaient sur sa route. Lorsqu'il fut entré dans Rome, il enseigna à cette ville idolâtre une philosophie chrétienne; et Dieu permit qu'il y finît ses jours, afin que sa mort fût une leçon pour tous les Romains. Vous qui, par la grâce de Dieu, êtes confirmés dans la foi, vous n'avez plus besoin de preuves; mais les Romains, qui étaient alors plongés dans des erreurs impies, avaient besoin d'un plus grand secours. Pierre, Paul, et après eux Ignace, ont été immolés dans Rome, soit afin de purifier par leur sang une ville souillée par le sang des victimes offertes aux idoles, soit afin de prouver par des faits la résurrection de Jésus crucifié, en faisant sentir aux Romains qu'ils n'auraient pas témoigné un mépris si généreux de la vie présente, s'ils n'eussent été bien persuadés qu'ils allaient rejoindre Jésus crucifié, et qu'ils le verraient dans les cieux. Oui, la plus forte preuve de la résurrection de Jésus-Christ immolé pour nous, c'est qu'après sa mort il ait montré sa puissance, jusqu'à persuader à des hommes vivants de faire le sacrifice de leur patrie, de leur maison, de leurs amis, de leurs parents, de leur vie même, pour la confession de son nom; de préférer aux satisfactions présentes les coups de fouet, les combats, les travaux et même la mort. Ces prodiges de force ne sont pas l'ouvrage d'un simple mortel qui est resté dans le tombeau, mais d'un Dieu qui est ressuscité pour ne plus mourir. Eh quoi ! lorsque Jésus-Christ vivait, lorsque les apôtres jouissaient de sa société, ils auraient tous abandonné leur Maître, ils auraient pris la fuite ; et, après sa mort; non-seulement Pierre et Paul, mais Ignace, qui ne l'avait jamais vu, qui n'avait point vécu avec lui, auraient signalé pour lui leur zèle, jusqu'à lui faire le sacrifice de leur vie ! cela est-il concevable? Afin donc que tous les Romains fussent instruits par des faits, Dieu a permis que le bienheureux Ignace finit ses jours dans Rome.

5. Le genre de sa mort prouvera la vérité de ce que j'avance. Il n'a pas été condamné à périr hors des murs, ni dans la prison, ni dans quelque lieu écarté; mais il a subi son martyre dans la solennité des jeux, à la face de toute la ville assemblée pour le spectacle, en proie aux bêtes féroces qu'on avait lancées contre lui. Il mourut de cette manière, afin qu'érigeant un trophée contre le démon, à la vue de tous les spectateurs, ils fussent tous jaloux d'imiter de pareils combats, pleins d'admiration pour ce courage qui le faisait mourir sans peine, et même avec satisfaction. Il voyait donc d'un oeil content les bêtes féroces, non comme devant être arraché de cette vie, mais comme étant appelé à une vie meilleure et plus spirituelle. Qu'est-ce qui le prouve ? ce sont les paroles qu'il prononça quelques jours avant de mourir, lorsqu'il eût appris le genre de mort auquel il était condamné : Je vais donc jouir, disait-il, des bêtes féroces. Tels sont ceux qui aiment, ils reçoivent avec joie tout ce qu'ils souffrent pour les objets de leur amour; plus ils supportent pour eux de peines et de disgrâces, plus ils se croient au comble de leurs voeux. Et c'est ce qui est arrivé à notre saint martyr. Il était jaloux d'imiter, non-seulement la mort, mais le zèle des apôtres, et sachant qu'après avoir été battus de verges, ils s'étaient retirés du conseil avec joie, il voulait marcher sur les traces de ses maîtres, en mourant et en se réjouissant comme eux. Voilà pourquoi il disait : Je vais donc jouir des bêtes féroces. Il regardait les dents de ces bêtes comme plus douces que la langue du tyran; et avec bien de la raison : l'une voulait le précipiter dans les enfers, les autres lui obtenaient le ciel. Lorsqu'il eut terminé sa vie dans Rome, ou plutôt lorsqu'il eut pris possession du royaume céleste, il revint ici avec la couronne, prix de ses combats; et ce fut un dessein de la Providence divine, de nous ramener cet illustre martyr après l'avoir partagé entre plusieurs villes. Rome a reçu son sang versé pour la foi, vous avez honoré ses précieux restes; vous aviez joui de son épiscopat, les Romains ont joui de (511) son martyre; ils l'ont vu combattre, vaincre, et obtenir la couronne, vous le possédez maintenant pour toujours; Dieu qui vous l'avait retiré pour quelques moments, vous l'a rendu couvert de gloire; et comme ceux qui empruntent une somme la rendent avec intérêt, de même Dieu, après vous avoir emprunté pour quelque temps un riche trésor, et l'avoir montré à Rome, vous l'a rendu avec un plus grand éclat. Vous aviez envoyé un évêque et vous avez reçu un martyr; vous l'aviez envoyé en le comblant de voeux, et vous l'avez reçu avec des couronnes, et non-seulement vous, mais encore toutes les villes de son passage. Dans quels sentiments, en effet, pensez-vous qu'elles aient vu revenir les sacrées dépouilles de son humanité sainte? quelle a été leur joie? quelle a été leur allégresse? avec quelles acclamations ont-elles reçu cet athlète couronné ? Car, de même qu'un généreux athlète qui a vaincu tous ses rivaux, qui est sorti glorieux de la lice, est reçu à l'instant par tous les spectateurs, qui le portent sur leurs épaules, jusqu'à sa maison sans qu'il touche la terre, et qui le comblent à l'envi de louanges : ainsi toutes les villes, depuis Rome jusqu'à Antioche, ont porté sur leurs épaules notre bienheureux pontife, et nous l'ont ramené le front ceint d'une couronne, le comblant d'éloges, rendant grâces au souverain Juge des combats, insultant au démon de ce, que ses ruses s'étaient tournées contre lui, de ce que tous ses efforts contre le saint martyr avaient opéré sa plus grande gloire. Alors le saint évêque a été utile à toutes les villes par où il a passé, en leur donnant à toutes des instructions salutaires ; depuis ce temps jusqu'à cette heure, il enrichit la ville d'Antioche : et comme un trésor fécond où l'on puise tous les jours ne cesse de rendre plus riches ceux qui le possèdent; ainsi, le bienheureux Ignace ne renvoie dans leurs maisons ceux qui viennent à lui, qu'après les avoir comblés de bénédictions, les avoir remplis de confiance, de magnanimité et de courage.

N'allons donc pas à lui seulement en ce jour, mais tous les jours, pour moissonner, par son moyen, des fruits spirituels. Quiconque, oui, quiconque en approche avec foi, doit en recueillir les plus grands avantages, puisque les tombeaux des saints, et non-seulement leurs corps, sont remplis d'une grâce spirituelle. Et s'il est arrivé à Elisée, qu'un mort qui avait touché son tombeau, a rompu les liens du trépas, et est retourné à la vie, à plus forte raison, maintenant que la grâce est plus abondante, que les dons du divin Esprit sont plus efficaces, celui qui touche les tombeaux des saints doit-il en remporter la plus grande force. Le Seigneur nous a laissé leurs précieux restes, afin de nous inspirer le zèle dont ils ont été animés, afin de nous fournir un port, un asile, une consolation dans tous les maux qui nous affligent. Ainsi vous tous qui êtes en butte à la tribulation ou aux maladies, ou aux persécutions, qui vous trouvez dans quelque circonstance fâcheuse, ou qui êtes plongés dans les abîmes du péché, approchez d'ici avec foi, et vous serez délivrés de tous les fardeaux qui vous accablent, et vous vous en retournerez comblés de satisfaction, l'âme et la conscience rendues plus légères, par la vue seule de ce qui nous reste d'un saint pontife; ou plutôt, ce ne sont pas seulement les misérables qui doivent approcher de ce tombeau; que celui dont l'âme est tranquille, qui est dans la gloire ou dans la puissance, ou qui a une grande confiance en Dieu, ne dédaigne pas les avantages que peut procurer la vue d'un illustre martyr. Cette vue seule lui assurera les biens qu'il possède, en lui rappelant de grandes vertus, en lui apprenant, par ce souvenir, à se: modérer, à ne s'enorgueillir ni de son mérite, ni de ses succès, ni de ses bonnes oeuvres. Or, ce n'est pas un léger avantage pour ceux qui sont dans une situation heureuse, de ne point se laisser enfler par les prospérités de ce monde, mais de savoir les soutenir avec une juste modération. C'est donc ici un trésor utile à tous, un refuge commode et agréable, où les malheureux peuvent trouver la délivrance de leurs peines, ceux qui sont heureux, la confirmation de leur bonheur, les malades, le retour à la santé, ceux qui jouissent de la santé, un préservatif contre la maladie. Pénétrés de toutes ces idées, préférons de demeurer auprès de ce tombeau, à toutes les joies, à tous les plaisirs du siècle, afin que réjouis en même temps et enrichis, nous puissions parvenir au séjour bienheureux où les saints sont parvenus; nous puissions, dis-je, y parvenir par l'intercession de ces mêmes saints, parla grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec qui la gloire soit au Père et à l'Esprit-Saint, maintenant et toujours, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

 

 

 

 

 

HOMÉLIE SUR SAINT EUSTATHE.

AVERTISSEMENT ET ANALYSE.

Saint Chrysostome, dans l'homélie sur les paroles de Jérémie, num. 1, mentionne en ces termes le discours qu'il prononça sur saint Eustathe : Après avoir parlé des apdtres Pierre et Paul, et de la controverse qui s'éleva entre eux à Antioche, après vous avoir montré que ce désaccord apparent avait été plus utile que toute paix, après vous avoir conduits sur la voie rude et dpre d'une discussion épineuse, vous voyant fatigués, je vous ai fait passer à un autre sujet, et nous avons, dans un seul discours, achevé l'éloge du bienheureux Eustathe; et après lui, c'est le généreux martyr, saint Romain, dont nous avons célébré la gloire, etc.... C'est donc par l'autorité de saint Chrysostome lui-même que nous mettons l'homélie sur saint Eustathe avant les deux homélies sur saint Romain. (Le décès de saint Eustathe est marqué au martyrologe romain le 16 juillet.)

1° Il ne faut louer personne avant sa mort parce que l'avenir de l'homme est incertain. Il ne faut même louer que ceux qui sortent de la vie avec la couronne de la vertu. C'est le sentiment de Salomon. 2, Exil de saint Eustathe dans la Thrace. Les reliques des saints sont des sources spirituelles. Ce qui fait le martyr c'est la volonté et l'intention plus encore que le genre de mort. 3° 4° Antioche eut le bonheur d'avoir saint Eustathe pour évêque. Faire briller la vertu des saints : raison providentielle des persécutions qu'endurent les saints.

1. Un sage, un philosophe exercé, qui avait étudié avec soin la nature des choses humaines, qui en avait reconnu la fragilité, l'incertitude, l'instabilité, adressait à tous les hommes en général le conseil que voici : attendre toujours la mort d'un homme, avant de célébrer ses louanges. (Ecclés. XI, 30.) Eustathe, ce bienheureux, est mort, nous pouvons donc désormais le célébrer en toute confiance. Car s'il ne faut louer personne avant la mort, après la mort, au contraire, évidemment, un éloge mérité n'a rien 'de répréhensible. En effet, le bienheureux a franchi cet Euripe où tourbillonnent les affaires du monde; le voilà dégagé des flots tumultueux, parvenu au port de la tranquillité et de la paix; il n'a plus rien à craindre de l'avenir incertain, des chutés possibles; solidement établi sur le roc, il se tient debout sur la hauteur d'où il abaisse en souriant ses regards sur les flots. Donc l'éloge est au-dessus des hasards, hors des atteintes; pas` de changement à craindre, pas de chute à redouter. Nous autres, les vivants, semblables aux voyageurs qui sont en pleine mer, à la merci des flots, nous demeurons exposés à de nombreuses vicissitudes; comme on les voit tantôt élevés sur la cime des vagues, tantôt précipités dans les profondeurs; et, ni l'élévation ne persiste, ni l'abaissement ne dure, car ces deux positions dépendent de la mobilité, de l'inconstance dès flots. Ainsi des choses humaines; rien de ferme, rien de stable, changements sur changements, un instant suffit. Celui-ci est élevé sur le faîte, par la prospérité; celui-là, par le malheur, est jeté dans un abîme profond ; mais que le premier ne s'enfle pas à ce vent de la faveur, que l'autre ne perde pas courage, car, pour chacun d'eux, le changement sera prompt. Mais il n'en est pas ainsi de notre bienheureux transporté au ciel, arrivé auprès de Jésus son désir, parvenu au séjour d'où sont exclus les troubles inquiétants, où ne peuvent pénétrer les tristesses, les douleurs, les lamentations. Là, pas même l'image d'un changement, pas l'ombre d'une transformation; absolue fixité, absolue immobilité, absolue fermeté, solidité, absolue incorruptibilité, l'immortalité, la complète pureté sans aucun mélange, et pour l'éternité. De là ces paroles, avant la mort, ne loue personne. (Ecclés. XI, 10.) Pourquoi? c'est que l'avenir est incertain, et la nature faible; la volonté lâche; le péché (513) prompt à nous surprendre; les filets sont de tout côté. Sache bien, dit l'Ecclésiaste, que tu marches au milieu des filets. (Ecclés. IX, 20.) Tentations continuelles, trouble et confusion des affaires, guerre continuelle des démons, perpétuels assauts des passions; voilà pourquoi, avant la mort, ne loue personne, dit-il. Eh bien ! après la mort, l'éloge mérité peut se décerner sans crainte. Ne disons plus simplement, après la mort, mais après une mort comme celle-ci, quand un homme sort de la vie, avec une couronne, avec sa foi qu'il confesse, avec sa foi sincèrement gardée. S'il est permis de louer ceux qui sont morts, à combien plus forte raison ceux qui sont morts comme ce bienheureux.

Mais qui donc, me dira-t-on, a loué simplement les morts? Salomon, Salomon, ce sage accompli. Sachez arrêter votre esprit quand on vous parle d'un tel homme, considérez ce qu'il a été, quelle fut sa vie, avec quelle sécurité douce et molle il passa des jours exempts de douleurs. Il connut toutes lés espèces de délices, il imagina tout ce qui donne à l'âme des sources variées de plaisirs, il inventa mille formes de jouissances diverses qu'il a dépeintes dans ces paroles : J'ai bâti des maisons, j'ai planté des vignes, j'ai fait des jardins et des clos, où j'ai mis toutes sortes d'arbres; j'ai fait faire des réservoirs d'eaux, j'ai eu des serviteurs et des servantes, et un grand nombre d'esclaves nés en ma maison, un grand nombre de bceufs et de troupeaux de brebis; j'ai amassé une grande quantité d'or et d'argent, j'ai eu des musiciens et des musiciennes, des hommes et des femmes pour remplir mes coupes. (Ecclés. II, 4-8.) Eh bien ! qu'ajoute le même homme qui vient de faire cette énumération de tant de richesses, de tant de délices, de plaisirs, de voluptés? J'ai loué, dit-il, ceux qui sont morts, j'ai dit qu'ils sont plus heureux que les vivants, et plus heureux encore celui qui n'a jamais vécu. Il faut en croire, certes, celui qui fait ainsi le procès aux voluptés délicieuses, qui porte un tel jugement des plaisirs. Qu'un pauvre, qu'un indigent accusât ainsi la vie passée dans les délices, on pourrait dire qu'il ne connaît pas la vérité, qu'il parle sans expérience; mais lorsqu'un homme qui a parcouru, approfondi tous les plaisirs, pénétré dans tous les sentiers de la volupté, lui inflige cette flétrissure, son accusation ne peut être suspectée. Vous pensez peut-être que nous nous sommes écarté du sujet de notre discours, appliquons ici notre esprit, et nous verrons le lien qui le rattache à notre apparente digression. Quand on célèbre les martyrs, il est nécessaire, il est conséquent de parler de la sagesse en général. Et ce que nous en venons de dire n'est pas pour accuser la vie présente ; loin de nous cette pensée ! mais pour confondre les voluptés: la vie n'est pas un mal, ce qui est un mal, c'est la vie livrée aux hasards d'un esprit inconsidéré.

2. Si l'on passe sa vie dans la pratique des bonnes oeuvres, soutenu par l'espérance des biens à venir, on peut dire avec Paul : Vivre dans cette chair vaut bien mieux, je tirerai du fruit de mon travail. (Philipp. I , 22.) C'est ce qui est arrivé au bienheureux, à Eustathe, qui a vécu et qui est mort dans la pratique du devoir. Il n'est pas mort dans sa patrie, mais sur une terre étrangère, souffrant pour Jésus-Christ. Ce fut le triomphe de nos ennemis. Ils l'ont exilé de sa patrie pour le flétrir; il y gagna plus d'éclat et plus de gloire; son exil rendit son nom plus fameux; les événements l'ont démontré. Sa gloire a grandi à tel point, que, quoique son corps soit enseveli dans la Thrace, sa mémoire est, auprès de nous, de jour en jour plus florissante; sa sépulture est là-bas, dans cette contrée barbare; son amour est dans nos coeurs ; en dépit d'une si grande distance, en dépit de la longueur du temps, chaque jour s'augmente en nous le regret qu'excite sa mémoire. Disons mieux, disons la vérité ; son tombeau est auprès de nous, il n'est pas seulement dans la Thrace. Les monuments des saints ne sont pas seulement les tombeaux, les colonnes, les caractères inscrits sur les sépulcres ; ce sont leurs oeuvres, le zèle de leur foi, la pureté de leur conscience devant Dieu. Plus brillante que toutes les colonnes, cette église s'élève en l'honneur du martyr, avec ses caractères qui parlent, qui rappellent d'une voix plus retentissante que le bruit des trompettes, le glorieux souvenir du bienheureux ; vous tous, ici présents, vous êtes, chacun de vous, autant de sépulcres du martyr, sépulcres vivants, sépulcres spirituels. Si j'ouvre la conscience de chacun de vous, qui m'écoutez en ce moment, j'y trouve ce saint qui réside dans vos pensées, qui séjourne dans vos âmes.

Comprenez-vous bien que nos ennemis n'ont rien gagné? qu'ils n'ont pas étouffé sa gloire, qu'ils n'ont fait que l'exalter, la rehausser d'un (514) plus vif éclat, lui donnant, au lieu d'un tombeau, tant de tombeaux, tombeaux vivants, tombeaux parlants, tombeaux animés de son zèle? Aussi, j'appelle les corps des saints des sources, des racines, des parfums spirituels. Pourquoi? c'est que chacun de ces objets que je viens de nommer possède une puissance qui ne se renferme pas en elle-même, qui se communique, au contraire, qui se déploie à une longue distance. Par exemple : les sources jaillissent et produisent de nombreux courants; les eaux des sources ne se replient pas sur elles-mêmes; elles épanchent de longs fleuves qui se joignent à la mer; ce sont des mains dont les doigts s'allongent pour saisir les flots salés. Voyez encore; la racine des végétaux se cache dans le sein de la terre, mais ce n'est pas dans la profondeur qu'elle restreint toute sa force ; considérez ici surtout la -vigne, qui s'élève sur les arbres. Ses rameaux se déploient dans les airs; à travers les roseaux, les sarments forment, en serpentant, un long couvert de feuillage épais. Telle est encore la nature des parfums. On les renferme dans une chambre d'où ils s'échappent à travers les ouvertures, embaumant les vestibules, les couloirs, les places au dehors, révélant à ceux qui passent les odeurs qu'on garde dans l'intérieur de la maison. La vertu qui appartient aux sources, aux racines, aux plantes, aux parfums, est encore bien plus attachée aux reliques des saints. C'est la vérité que je proclame; vous en êtes les témoins. Le corps du martyr est dans la Thrace; ce n'est pas la Thrace que vous habitez, et cependant, si loin de ce pays, malgré la distance, vous sentez l'odeur du martyr; et voilà pourquoi vous vous êtes rassemblés, et vous êtes venus; le long intervalle dans l'espace, la longueur du temps n'a pas effacé son image, éteint son souvenir. Telle est en effet la nature des belles oeuvres spirituelles; aucun obstacle matériel n'en contrarie l'influence; la gloire en est florissante, grandissant de jour en jour, sans que ni la longueur de la durée en affaiblisse le souvenir, ni les espaces à traverser sur la terre l'empêchent de se manifester.

Ne vous étonnez pas, si dès le début même de ce discours et de mon éloge, j'ai donné à ce saint le titre de martyr : si sa mort a été naturelle, comment peut-il être un martyr? Je vous ai souvent dit que ce qui constitue le martyr, ce n'est pas seulement la mort, mais l'intention de l'esprit : ce n'est pas le fait seul, mais c'est en même temps la volonté du martyr qui lui vaut la couronne. Ce n'est pas moi, c'est Paul qui définit ainsi le martyre, quand il dit : Je meurs chaque jour. (I Cor. XV, 31.) Comment meurs-tu chaque jour? comment est-il possible, avec un seul et même corps, de souffrir mille fois la mort? Par l'intention de mon esprit, répond-il, et parce que je suis préparé à mourir. Dieu, qui plus est, a exprimé la même pensée. Abraham n'a pas ensanglanté son glaive, n'a pas rougi l'autel, n'a pas immolé Isaac ; cependant il a consommé le sacrifice. Qui le dit ? Celui-là même qui a agréé le sacrifice. Tu n'as pas épargné, dit-il, ton fils bien-aimé à cause de moi. (Gen. XXII, 12,) Cependant Abraham l'a retiré vivant, l'a ramené sain et sauf. Comment donc ne l'a-t-il pas épargné ? Parce que, dit le Seigneur, ce n'est pas par l'événement, mais par la disposition de l'esprit que j'apprécie les sacrifices de ce genre. La main n'a pas frappé la victime; mais la volonté l'a frappée; le glaive n'a pas pénétré dans la gorge de l'enfant; la tête n'a pas été tranchée, mais il y a sacrifice, même sans effusion de sang. Les initiés aux mystères nous comprennent. Cet ancien sacrifice s'est accompli sans que le sang coulât, parce qu'il devait être la figure de notre sacrifice. Comprenez-vous que l'Ancien Testament vous présente une figure tracée longtemps d'avance ? Ne refusez pas votre foi à la vérité.

3. Donc , ce martyr (car la raison nous prouve que c'était bien un martyr) était prêt à endurer mille morts, et toutes, il les a subies, par la volonté, par le désir. Des dangers qui le menaçaient, un grand nombre a été en toute réalité affronté par lui. On l'a chassé de sa patrie, on fa relégué en exil; ses persécuteurs lui ont suscité bien d'autres douleurs, sans avoir rien à lui reprocher que d'avoir entendu ce que disait saint Paul, ils ont honoré, ils ont servi la créature, plutôt que le Créateur (Rom. I, 25), et d'avoir évité l’impiété, d'avoir craint d'enfreindre la loi. C'étaient des couronnes qu'il méritait, et non des poursuites. Mais voyez, considérez ici la perversité du démon. Il n'y avait pas longtemps que la guerre, allumée par les païens , était éteinte ; après les persécutions cruelles qui s'étaient succédées sans relâche, les Eglises commençaient partout à respirer ; il ne s'était pris écoulé beaucoup de temps depuis que tous les temples avaient été fermés, que le feu des sacrifices ne brûlait plus (515) sur les autels, que le dernier coup avait été porté à la folie des faux dieux; ce spectacle tourmentait le perfide démon; il ne pouvait supporter la paix de l'Église. Que fait-il alors? Il suscite une nouvelle guerre, guerre terrible. Celle d'auparavant était une guerre étrangère, celle-ci fut une guerre civile; de telles guerres sont beaucoup plus difficiles à prévenir, et elles écrasent vite leurs victimes.

A cette époque, ce bienheureux gouvernait l'Église à qui nous appartenons; voici venir la maladie, semblable à une peste d'Égypte, traversant toutes les cités sur son passage, hâtant sa marche vers notre ville. Mais lui, qui veillait, qui était attentif, qui voyait de loin l'avenir, s'efforçait d'écartée la guerre arrivant sur nous; comme un sage médecin, avant que le fléau eût envahi la ville où il résidait, il préparait les remèdes? il gouvernait avec fermeté ce vaisseau sacré; il était présent partout à la fois, excitant matelots, passagers, tout l'équipage, prenant le soin de les faire veiller, de les rendre attentifs, comme si les pirates envahissaient déjà le navire, s'efforçant de lui arracher, quel butin : le trésor de la foi? Et il ne se contenta pas de ces preuves de sa prévoyance; il envoya encore de tous côtés pour instruire, exhorter, disputer, intercepter toutes les entrées en présence des ennemis. La grâce de l'Esprit lui avait bien fait voir qu'un chef de l'Église ne doit pas s'inquiéter seulement de celle que l'Esprit a confiée à ses mains, mais de toute l'Église répandue sur la terre; les saintes prières lui avaient fait comprendre cette vérité. En effet, se disait-il, s'il faut prier pour l'Église universelle qui touche à toutes les extrémités de la terre, à bien plus forte raison, faut-il s'inquiéter également pour toutes les Églises, les embrasser toutes dans sa sollicitude, et ce qui arriva à Etienne, lui arriva aussi. Impuissants contre la sagesse d'Étienne, les Juifs lapidèrent le saint; de même les nouveaux persécuteurs, impuissants contre la sagesse d'Eustathe, voyant les forteresses bien armées, chassent de la ville le héros de la foi. On ne put le réduire au silence; on put bien chasser l'homme, mais on ne put chasser la doctrine. Paul fut enchaîné; la parole de Dieu ne fut pas enchaînée. (II Tim. II, 9.) Eustathe était relégué sur la terre étrangère, mais sa doctrine était au milieu de nous. Ils s'élancent donc à flots pressés contre lui avec toute la violence d'un torrent, mais sans pouvoir arracher les plantes, écraser les germes, ravager la culture, tant l'habileté, tant la science était grande, la science de celui qui avait cultivé la foi affermie sur de profondes racines. Maintenant il convient de vous .dire pourquoi Dieu permit que le saint fût chassé de ce pays. L'Église ne faisait que de commencer à respirer; l'administration du bienheureux n'était pas pour elle une médiocre consolation dans ses maux; il la fortifiait de toutes parts, et repoussait les assauts de ses ennemis.

Pourquoi donc fut-il chassé ? pourquoi Dieu accorda-t-il cette victoire à ceux qui l'exilèrent? Pourquoi enfin, pour quelle raison? Gardez-vous de croire que la vérité que nous allons proclamer ne serve qu'à résoudre la question présente : Souvenez-vous, dans vos entretiens, soit avec des païens, soit avec d'autres hérétiques, sur des sujets de ce genre, que notre réponse résout également toutes les questions. Dieu permet que la vraie foi, la foi apostolique subisse de nombreuses attaques, et que les hérésies, que le paganisme jouisse de la plus grande tranquillité. Pourquoi? pour vous faire comprendre l'infirmité des fausses doctrines ; on ne les inquiète pas, elles meurent d'elles-mêmes. Pour vous faire comprendre la force de la foi, on la combat, elle grandit en raison des obstacles. Ce n'est pas une conjecture que je fais, c'est un oracle divin, descendu du ciel; écoutons l'enseignement de Paul : lui aussi a souffert ce qui: est attaché à la condition de l'homme, il avait beau être Paul, il n'en participait pas moins à la nature humaine. Qu'a-t-il donc souffert? On le chassait, on le combattait, on le frappait de verges; il était inquiété, harcelé, traqué de mille manières, au dedans, au dehors, par ceux qui paraissaient ses amis et par les étrangers. A quoi bon énumérer toutes ses afflictions? Fatigué, ne supportant plus les assauts de tant d'ennemis, qui toujours empêchaient, interrompaient son enseignement et contrariaient sa parole, il se jette aux pieds du Seigneur, il le conjure, il lui fait entendre ces paroles: J'ai ressenti dans ma chair un aiguillon, qui est l'ange de Satan, pour me donner des soufflets; c'est pourquoi j'ai prié trois fois le Seigneur, et il m'a répondu : ma grâce vous suffit , car ma puissance éclate surtout dans la faiblesse. (II Cor. XII, 7, 8, 9.) Je sais bien que quelques personnes entendent ici, par faiblesse, la faiblesse du corps; mais il n'en est pas ainsi, non : (516) il entend par ange de Satan, ses adversaires; Satan est un mot hébreu qui veut dire adversaire. L'Apôtre appelle donc anges de Satan les instruments du démon, et les hommes qui le servent. Mais pourquoi, m'objectera-t-on, ajoute-il : dans ma chair? C'est que c'était sa chair qu'on frappait de verges , mais son âme se soulageait par l'espérance de l'avenir qui exaltait son courage; le démon n'atteignait pas cette âme, il n'en arrachait pas les intimes pensées; à la chair se bornaient les tortures, les machinations , les attaques du monstre ; impossible de pénétrer dans l'intérieur. C'était la chair qu'on taillait, qu'on flagellait, qu'on enchaînait (enchaîner l'âme, il n'y avait pas moyen) ; voilà pourquoi il s'écrie : J'ai ressenti dans ma chair un aiguillon, qui est l'ange de Satan, pour me donner des soufflets, indiquant par là les tentations, les afflictions, les persécutions. Et quoi ensuite? C'est pourquoi j'ai prié trois fois le Seigneur; c'est-à-dire je l'ai prié souvent, pour qu'il me fût permis de respirer hors des tentations. Quant à vous, n'oubliez pas ce qui m'a fait dire que Dieu permet qu'on maltraite ses serviteurs, qu'on les tourmente, qu'on leur inflige des maux sans nombre; il veut par là manifester sa puissance. Et, en effet, vous le voyez, quand Paul eut bien prié, pour obtenir que tant de maux, tant d'ennemis fussent écartés de lui, sa demande ne fut pas écoutée. Pourquoi ? Rien n'empêche de vous le redire : Ma grâce vous suffit, dit le Seigneur, car ma puissance éclate surtout dans la faiblesse.

4. Comprenez-vous bien pourquoi Dieu permet aux anges de Satan de poursuivre ses serviteurs, de leur susciter mille et mille embarras. Il veut faire éclater sa puissance. En vérité, dans tous nos entretiens, soit avec les Grecs, soit avec les malheureux Juifs, cette réponse doit nous suffire, pour démontrer la puissance de notre Dieu; tourmentée par des guerres sans nombre, la foi triomphe ; la terre entière se soulève contre elle; le genre humain tout entier s'acharne contre douze hommes avec la dernière violence, et, ces douze, ces apôtres ont bientôt, quoique frappés de verges, chassés, souffrant mille et mille affreux tourments, terrassé, vaincu leurs ennemis, et remporté une victoire pleine et entière l Donc Dieu a permis, que notre bienheureux, qu'Eustathe aussi fût envoyé en exil; nouvelle preuve de la puissance de la vérité et de l'impuissance des hérésies. En partant pour l'exil, ce bienheureux abandonnait la ville, sans doute, mais il n'abandonnait pas la charité qu'il ressentait pour vous; chassé de l'Eglise, il se croyait encore votre chef pour veiller sur vous; il ne se regardait pas comme devenu étranger à vos intérêts, qui le touchaient au contraire et lui étaient à coeur de plus en plus. Aussi vous convoquait-il tous , vous avertissant de ne pas succomber, de ne pas céder aux loups; de ne pas leur livrer le troupeau; de rester dans la bergerie; de fermer la bouche aux ennemis; de les confondre par vos discours; de raffermir nos frères imprudents. Que ses exhortations aient été salutaires, c'est ce que l'événement a démontré. Si vous n'étiez pas restés dans l'Eglise, c'en était fait de la plus grande partie de la cité : les loups dévoraient les brebis abandonnées; mais les discours du bienheureux ont prévenu l'impudence de la perversité. Ce n'est pas seulement l'événement qui l'a prouvé, la preuve en est aussi dans les paroles que fit entendre Paul, et dont notre bienheureux s'inspira. Que disait Paul? Au moment de son dernier voyage pour se rendre à Rome, au moment de quitter ses disciples pour ne plus les revoir: Je ne vous verrai plais (Act. XX, 25), leur disait-il; s'il leur adressait ces paroles, ce n'était pas pour les affliger, mais pour les raffermir. Donc, au moment de son départ, pour les raffermir, il leur disait : Je sais qu'après mon départ, il entrera parmi vous des loups ravissants, qui n'épargneront point le troupeau, et que d'entre vous-mêmes, il s'élèvera des gens qui publieront des doctrines corrompues. (Act. XX, 29, 30.) Triple guerre, la nature des bêtes féroces, la cruauté de la guerre ; et ce ne sont pas dés étrangers, mais des gens mêmes de la maison qui portent la guerre; guerre par cela même plus terrible. C'est évident. On s'élance sur moi, on m'attaque du dehors, il m'est facile de triompher; mais si le coup vient du dedans, de tout près de moi, de mon côté, la blessure est difficile à guérir. C'est ce qui arriva alors. Voilà pourquoi l'Apôtre exhortait ses disciples en leur disant : Prenez garde à vous-mêmes et à tout le troupeau. (Ibid. 28.) Il ne leur dit pas, abandonnez la bergerie, fuyez au dehors. Instruit par ces paroles, notre bienheureux exhortait de même ses disciples; et ce que ce maître sage et généreux avait entendu , il l'exprimait par sa conduite, qui confirmait ses discours. Il (517) n'abandonna donc passes brebis devant l'invasion des loups, quoiqu'il ne fût pas monté sur le siège de sa prélature ; mais peu importait à ce sage esprit, à cette âme généreuse. Les honneurs du commandement, il les abandonnait aux autres; quant aux fatigues du commandement il les supportait avec courage; aux prises, au milieu de son troupeau, avec les loups, les dents des bêtes féroces ne l'entamaient pas ; sa foi était plus forte, plus énergique que leurs morsures. Au milieu de son troupeau, luttant, occupant à lui seul tous, ces ennemis par le grand combat qu'il soutenait contre eux, il assurait à ses brebis une grande tranquillité.

Et il ne lui suffisait pas de les réduire au silence, de refouler les blasphèmes; on le voyait encore, parcourant son troupeau, s'informer si quelque infortuné avait reçu un trait, une blessure grave, et aussitôt il appliquait le remède. Par cette conduite, il alluma dans tous les coeurs la vraie foi, et il ne s'arrêta que quand Dieu envoya le bienheureux Mélèce, qui reçut l'ouvrage ainsi préparé; l'un avait fait les semailles, l'autre fit la moisson. Moïse et Aaron présentèrent un spectacle analogue. Ils furent en effet, tant qu'ils séjournèrent au milieu des Egyptiens, comme un ferment de vertu, qui rendit un grand nombre d'entre eux imitateurs de leur propre vertu. Moïse l'atteste quand il dit qu'une grande multitude de peuple mêlé était au milieu des Israélites. A l'exemple de Moïse, Eustathe, même avant d'être en charge, remplissait les fonctions de sa charge; avant de s'être mis à la tête de son peuple, Moïse punissait, avec une noble rigueur, ceux qui commettaient l'injustice; il vengeait ceux qui l'avaient subie ; de la table royale , méprisant honneurs et dignités, il courait à la terre que travaillaient ses mains, pour en faire des briques; à toutes les délices, à toutes les délicatesses d'une existence honorée, il préférait l'honneur de prendre soin de ses frères; les yeux fixés sur ce modèle, notre bienheureux, rempli lui-même de souci pour les siens, exhortait tous les chefs du peuple à préférer les fatigues, les tourments de toute espèce, à l'oisiveté tranquille; et chaque jour, il affrontait les haines obstinées; toutes les épreuves lui semblaient légères; il trouvait dans la cause de ses douleurs une raison suffisante de se consoler. C'est pourquoi, bénissons le Seigneur, efforçons-nous avec ardeur d'imiter les vertus de ces bienheureux saints, pour partager, nous aussi, avec eux, leurs couronnes, par la grâce et par la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui appartient au Père, et en même temps au Saint-Esprit, la gloire, l'honneur, la puissance dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

Traduit par M. C. PORTELETTE.

 

 

 

 

 

HOMÉLIES SUR SAINT ROMAIN.

PREMIÈRE HOMÉLIE.

AVERTISSEMENT A ANALYSE.

Nous avons deux éloges de saint Romain. L'un est incontestablement de saint Chrysostome, et fut fait quelques jours après celui de saint Eustathe à Antioche ; l'autre est d'un style tout différent de saint Chrysostome, mais d'un auteur contemporain, puisque l'auteur parle de l'hérésiarque Macédonius comme encore vivant, ou mort depuis peu. On croit que ce discours pourrait bien être de quelque prêtre d'Antioche, qui, sous l'épiscopat de Flavien, partageait avec saint Chrysostome le ministère de la parole.

1° Les martyrs et nous, et même le Christ et nous, nous sommes membres d'un même corps. 2° Le démon fit couper la langue à saint Romain parce que, dans la longue et sanglante guerre qu'il avait déjà faite à la religion , il avait éprouvé combien la mort effrayait peu les martyrs, et combien ceux-ci en mourant servaient la cause de Jésus-Christ. Il voulait le mettre dans l'impuissance d'exhorter ses frères, et tout ensemble le rendre témoin de leurs chutes. 3° Le démon est confondu, saint Romain parle la langue coupée. c'est l'habitude de Dieu, dès le commencement, de faire tourner à notre avantage tout ce que le démon tente pour nous perdre. 4° Argument tiré de cette bouche qui parle sans langue , en faveur de la résurrection des morts.

1. Nouveau souvenir des martyrs, nouvelle fête, encore une assemblée spirituelle. Ils ont eu la peine, à nous le plaisir; à eux les luttes, à nous les saints transports; la couronne, la gloire leur est commune à tous; disons mieux, à l'Eglise entière appartient la gloire. Et comment, me dira-t-on, est-ce possible? C'est que les martyrs sont avec nous parties et membres d'un même corps. Qu'un seul membre souffre, tous les autres membres souffrent avec lui; qu'un des membres reçoive de l'honneur, tous les autres s'en réjouissent avec lui. (I Cor. XII, 26.) On couronne la tête, et tout le corps en est fier; un seul homme est vainqueur à Olympie, et tout un peuple est dans la joie, et lui prodigue les acclamations du triomphe. Mais si les luttes olympiques, même pour ceux dont la sueur n'a pas coulé , sont fertiles en plaisirs si doux, à plus forte raison, les combats de la piété inspirent les joyeux transports. Nous ne sommes que les pieds, les martyrs sont la tête, mais la tête ne peut pas dire aux pieds, je n'ai pas besoin de vous. (Ibid. 21.) Les martyrs sont des membres glorieux; mais l'excès de leur gloire ne détruit pas leur union avec les autres membres; ce qui fait surtout leur gloire, c'est que leur union avec nous n'est pas supprimée. L'oeil est plus brillant que tout le reste du corps; si l'œil conserve sa gloire particulière, c'est quand il tient au corps, qu'il n'en est pas arraché. Mais que parlé-je des martyrs? Si Celui qui en est le maître et seigneur n'a pas rougi d'être appelé notre tête, à bien plus forte raison, ceux-ci ne rougissent-ils pas d'être nos membres : leur amour pour nous, ils l'ont enraciné dans leur âme; l'amour joint et cimente ce qui est séparé; l'amour ne discute pas des questions de dignité. Les martyrs s'affligent avec nous de nos péchés; à notre tour, réjouissons-nous avec eux de leurs héroïques vertus. C'est le conseil que Paul nous donne, se réjouir avec ceux (520) qui se réjouissent, gémir avec ceux qui gémissent. (Rom. XII, 45.) Toutefois, si gémir avec ceux qui gémissent est chose facile, se réjouir avec ceux qui se réjouissent n'est pas d'une aussi grande facilité ; nous trouvons moins de peine à compatir aux malheurs, qu'à partager la joie de ceux que glorifie la prospérité. Dans le premier cas, la nature seule de l'adversité suffirait pour attendrir une pierre, et réveiller la sympathie; mais dans le second, la haine et l'envie , compagnes de la prospérité, ne permettent pas à l'âme peu avancée dans la sagesse de partager les joies d'autrui. Si l'amour unit et cimente ce qui est séparé, l'envie, au contraire, divise ce qui était uni. C'est pourquoi, je vous y convie, exerçons-nous à nous réjouir avec les heureux, ne permettons pas à la haine, à l'envie, de souiller notre âme; rien ne dissipe cette maladie cruelle et chagrine autant que de se réjouir avec ceux qui vivent dans la vertu. Ecoutez quelles fortes paroles Paul fait entendre dans l'une et dans l'autre de ces deux conjonctures. Qui est malade, dit-il, sans que je sois malade ? Qui est scandalisé, sans que je brûle? (II Cor. XI, 29.) Il ne dit pas, sans que je m'afflige, mais il dit, sans que je brûle; cette image du feu lui sert à montrer l'intensité de sa douleur. Dans une autre épître : Vous régnez sans nous; et plut à Dieu que vous régnassiez, afin que nous régnassions aussi avec vous ! (I Cor. IV, 8.) Et encore : Nous vivons maintenant, si vous demeurez fermes dans le Seigneur. (I Thessalon. III, 8.) Voyez l'excès de son zèle pour la sanctification de ses frères : il ne croyait pas vivre, s'ils n'étaient pas sauvés.

Un homme qui avait été ravi au troisième ciel, un homme qui avait été transporté dans le paradis, qui avait eu communication des ineffables mystères, qui avait joui d'un commerce si familier avec Dieu, était peu sensible à de si grands biens; il lui fallait, de plus, que ses frères fussent sauvés avec lui. C'est qu'il savait, il savait bien qu'il n'est rien de supérieur, rien d'égal à la charité, pas même le martyre, cette gloire suprême. La preuve? Ecoutez. La charité, même sans le martyre, fait des disciples de Jésus-Christ; le martyre sans la charité n'a pas ce pouvoir. Comment le démontrer? Par les paroles mêmes de Jésus-Christ; il disait à ses disciples : En cela tous connaîtront que vous êtes mes disciples, si vous vous aimez les uns les autres. (Jean, XIII, 35.) Voyez ! la charité sans le martyre fait des disciples. Mais maintenant voulez-vous la preuve que le martyre, sans la charité, non-seulement ne fait pas des disciples, mais ne sert à rien à qui l'endure; écoutez Paul : Si je livre mon corps aux flammes sans avoir la charité, à quoi cela me servira-t-il ? à rien. (I Cor. x111, 3.)

2. Voilà surtout pourquoi je chéris le saint qui nous rassemble aujourd'hui, ce bienheureux Romain ; avec le courage du martyre, il montra l'abondance de la charité ; de là vient qu'on lui coupa cette langue qu'il avait consacrée au Seigneur. Il est utile de rechercher pourquoi le démon ne le précipita pas dans les tortures, dans les plus cruelles épreuves des supplices, mais lui coupa la langue; le démon n'a pas agi au hasard ; il a bien calculé la perversité ; monstre abominable, qui fait jouer tous les ressorts pour empêcher notre salut. Eh bien ! donc, recherchons pourquoi il s'est décidé à lui couper la langue; reprenons d'un peu plus haut notre discours : car ainsi nous comprendrons mieux la bonté de Dieu, la constance du martyr, la perversité du démon; instruits de la bonté de Dieu, nous bénirons le Seigneur; comprenant la constance du martyr, nous voudrons imiter celui qui était un serviteur comme nous; connaissant la perversité du démon, nous saurons nous détourner de l'ennemi. En effet, si Dieu nous donne de comprendre les artifices du diable, c'est afin que le redoublement de notre haine pour lui nous rende la victoire plus facile.

Il est possible de pénétrer ses desseins; écoutez ce que dit Paul au sujet d'un incestueux pénitent. Voici à peu près ce qu'il écrit aux Corinthiens : Donnez-lui des preuves de votre charité, afin que Satan n'emporte rien sur nous, car nous n'ignorons pas ses desseins. (II Cor. 11, 6, 7, 8, 9, 10, 11.) Pourquoi donc lui coupa-t-il la langue ? Laissez-moi reprendre d'un peu plus haut mes explications. Une guerre s'éleva contre les Eglises, guerre terrible. Il ne s'agissait pas d'invasions des barbares , ni de hordes étrangères ; les princes mêmes de la terre habitée par nous, plus cruels que tous les barbares , ennemis ou tyrans à redouter, s'acharnaient contre les hommes soumis à leur pouvoir. Il ne s'agissait pas de liberté, de patrie, de fortune, de la vie présente; le danger n'était pas là; il s'agissait du royaume des cieux, des biens qui nous sont réservés là-haut, de la vie éternelle , de la confession du Christ. Alors (521) s'imagina une captivité d'un genre inconnu on ne nous chassait pas d'une cité de la terre, mais de la Jérusalem céleste ; on entreprenait de nous exiler de la cité libre; on forçait chaque fidèle à sacrifier son âme sur les autels des idoles, à blasphémer le Seigneur notre bien, à s'incliner devant la tyrannie des démons, à les honorer, ces démons qui ravagent les .mes, ces ennemis jurés de notre salut ; la mort mille et mille fois subie, les plus affreux tourments, eussent paru moins terribles , moins insupportables, à des âmes possédées par l'amour du Christ. En ces jours où les précipices s'ouvraient de tous côtés, en ces jours de tempête, fertiles en naufrages, ce bienheureux, ce Romain parut au milieu des hommes, et son premier soin ne fut pas de se précipiter dans les périls, mais d'abord il rassembla ceux qui étaient épouvantés ; ceux qui étaient tombés , ceux qui avaient trahi leur propre salut; il leur rendit la confiance ; il les releva, les prépara au combat, redressant ceux qui avaient fait une chute, et, pour ceux qui s'étaient tenus fermes, les rendant plus inébranlables encore, par ses prières, par ses exhortations, par ses réflexions sur la vie à venir, sur la vie présente; leur montrant ce que l'une a d'éphémère, l'autre, d'éternel ; opposant aux travaux les récompenses, aux tortures les couronnes, aux souffrances les prix éternels; enseignant ce qu'est la vie présente, ce qu'est la vie à venir, la différence qui les sépare, l'absolue nécessité de .a mort; supposez que nous n'en finissions pas avec la vie de cette manière, la loi de la nature nous forcera bien, sans longtemps attendre, de nous dépouiller de nos corps. Voilà par quelles exhortations ce bienheureux rendit la vigueur aux bras énervés, la solidité aux genoux qui se dérobaient, rallia les fuyards, dissipa les terreurs, chassa les angoisses timides, réveilla les courages, remplaça la lâcheté par la confiance, à la place des chèvres et des cerfs montra des lions ardents, recomposa l'armée du Christ, relança notre honte sur la tête de nos ennemis.

Le démon, à la vue de cette transformation soudaine, de ces gens qui la veille, l'avant-veille, frissonnaient, tremblaient devant lui, et maintenant le raillaient et le bravaient, et affrontaient les périls, et couraient au-devant des supplices, reconnaissant l'auteur de ce changement, négligea tout pour ne s'attaquer qu'à lui; toute sa puissance, toute sa rage, il se la réserva pour combattre ce bienheureux. Que fait-il ? Observez sa perfidie. Il ne le poussa pas vers les tortures, il ne lui coupa pas la tête; car l'expérience du passé lui avait appris que tous ces moyens sont vains et stériles. Et en effet, l'ardeur des fidèles, loin d'en être arrêtée, ne faisait que s'accroître, plus vive, plus violente. J'amassais les charbons, se disait-il, on les y voyait courir comme sur des roses; j'allumais les bûchers, on eût dit des sources rafraîchissantes où ils se plongeaient; je leur déchirais les flancs, je creusais dans leurs chairs des sillons profonds, j'en tirais des flots de sang, mais eux, comme si l'or ruisselait de toutes parts autour d'eux, ne faisaient que se glorifier; je les jetais dans les précipices, dans la mer pour les y engloutir; ils n'avaient pas l'air de plonger dans l'abîme, mais de monter au ciel; bondissant , palpitant d'allégresse , dansant comme dans une pompe sacrée, ils semblaient encore comme se jouer sur une verdoyante prairie; ils s'emparaient des tortures , non comme on subit les tortures, mais comme on cueille les fleurs du printemps, pour s'en faire des couronnes; dans l'ardeur de leur courage, ils prévenaient mes tourments. Que faut-il donc faire à présent, se dit-il. Couperai-je la tête à celui-ci ? Mais c'est ce qu'il désire, et ses disciples ne verront là qu'une exhortation plus éloquente, celle qui résulte de l'action; car voici le sens de son exhortation : la mort des martyrs n'est pas une mort, mais une vie sans fin, et voilà surtout pourquoi il faut tout supporter, mépriser ce qui ne dure pas. Si donc je lui coupe la tête, s'il subit noblement cette épreuve , sa conduite ne sera qu'un enseignement d'une éloquente clarté, démontrant qu'il faut mépriser la mort; il exaltera les pensées; ce mort leur inspirera un redoublement de courage enthousiaste. Donc il lui coupa la langue; pour priver les disciples du martyr de cette voix qui les enivrait, pour leur enlever les conseils, les. exhortations, pour les rendre à leur première timidité, à leurs premières angoisses, une fois qu'ils n'entendraient plus la voix fortifiante qui les ranimait, qui les excitait, qui les embrasait pour les combats.

3. Voyez, considérez la perversité du démon. Hérode a coupé la tête de Jean; mais le démon n'a pas tranché la tête à notre martyr; la langue seulement. Pourquoi? Perfidie abominable, ruse d'enfer ! Si je lui coupe la tête, se dit-il, une fois mort, il s'en va sans être témoin de la perdition de ses frères : mais (522) moi, je veux qu'il soit témoin des chutes, des désastres de ses propres soldats, je veux le suffoquer de la douleur de voir tomber les siens, sans pouvoir leur tendre la main, sans pouvoir comme auparavant les soutenir de ses conseils; plus de voix, plus de langue, elle est coupée.

Mais Celui qui surprend les sages par leur fausse prudence (I Cor. III, 19), a retourné cette invention contre son auteur; et non-seulement les fidèles n'ont rien perdu en conseils, ils ont joui d'exhortations plus pressantes, ils sont entrés en partage d'une doctrine plus spirituelle. Donc le démon triomphe, on appelle un médecin pour cette amputation, et le médecin se fait bourreau, il n'apporte pas la guérison dans la maladie, il vient détruire ce qui est plein de santé; il arrache cette langue, vaine opération ! impossible à lui, d'arracher du même coup, la voix; la langue de la chair était coupée, mais la langue de la charité vibra dans la bouche du bienheureux; il fallut bien que la nature perdît son organe, le fer était le plus fort, mais la grâce n'a pas voulu que la voix, comme la langue, succombât en même temps; et si, dès ce moment, les disciples jouirent d'un enseignement plus spirituel, c'est qu'ils n'entendaient plus comme jusqu'à cette heure une voix humaine, c'étaient des accents divins, spirituels, d'une nature supérieure à la nôtre; et tous y couraient ensemble; en haut, les anges, ici-bas, les hommes, tous, et chacun pour soi, jaloux de voir une bouche sans langue, et d'entendre une parole ainsi formée. En effet, c'était chose réellement admirable, étrange, incroyable; une bouche qui n'a pas de langue et qui parle; quelle honte pour le démon; pour le martyr, quelle gloire; pour les disciples, quelle exhortation, quelle leçon de constance ! C'est, depuis longtemps, depuis les premiers jours du monde, l'habitude de Dieu, toutes les fois que le démon multiplie ses assauts contre nous, de les faire retomber sur lui, d'en faire des moyens de notre salut. Voyez, considérez : le démon a chassé l'homme du paradis, Dieu lui a ouvert le ciel; celui-là détrône l'homme et le renverse de sa royauté sur la terre; Dieu lui donne la royauté des cieux, c'est sur le trône vraiment royal que Dieu assied notre nature. Ainsi le Seigneur nous accorde toujours des biens supérieurs à ceux dont le démon tente de nous priver. Telle est la conduite de Dieu, pour rendre le démon moins ardent à nous attaquer; pour nous instruire, pour nous montrer que nous ne devons pas nous effrayer de ses machinations; c'est ce qui a bien paru dans notre martyr. Le démon avait prétendu le priver de la voix, et voici que la grâce de Dieu lui accorde une autre voix bien plus éclatante et vénérable. Car il n'y avait pas égalité à parler avec la langue, à parler sans langue; d'une part, chose ordinaire, commune à tous; d'autre part, distinction supérieure à la nature, privilège spécial. Sans doute si le martyr, une fois sa langue coupée, fût resté muet, même dans ces circonstances, il aurait consommé sa noble lutte, et la couronne lui était préparée; le démon était vaincu, et la preuve la plus forte, la plus manifeste de la déroute, c'était précisément que cette langue, il l'avait coupée. Si tu ne craignais pas la langue du martyr, ô monstre, ô monstre infâme, pourquoi la coupais-tu ? pourquoi ; au lieu de renoncer à la lutte, as-tu fermé le stade? Supposez un homme qui s'annonce comme devant prendre part à toutes les luttes, il reçoit des coups d'une violence inexprimable, il ne peut plus tenir contre son adversaire, il lui fait couper les mains et se met alors à le frapper; auriez-vous besoin d'une plus longue épreuve pour décerner la victoire à celui dont les mains ont été coupées? de même, pour notre martyr, la preuve la plus manifeste de sa victoire sur le démon, ce fut précisément cette langue coupée, langue mortelle, mais qui faisait au démon d'immortelles blessures; voilà pourquoi le démon en fit l'objet de toute sa fureur, se préparant par là plus de confusion et de honte, assurant au martyr une plus resplendissante couronne. C'est une merveille de voir un arbre sans racines, un fleuve sans source, d'entendre une voix sans langue.

4. Où sont-ils maintenant ceux qui ne croient pas à la résurrection des corps? Voyez, la voix est morte et elle est ressuscitée ; en un court moment ces deux faits se sont accomplis. Prodige bien plus merveilleux pourtant que la résurrection des corps ! là, en effet, la substance des corps subsiste , la composition seule est dissoute , mais chez notre martyr la substance même de la voix est supprimée et cependant la voix renaît, bien plus éclatante. Enlevez d'une flûte ce qu'on en peut appeler les petites langues, l'instrument devient inutile. Il n'en est pas de même de la flûte spirituelle; privée de sa langue, non-seulement elle n'est pas muette, (523) mais encore elle fait entendre une mélodie plus suave, plus mystique, plus admirable. Enlevez rien que l'archet de la cithare, voilà que l'artiste n'a plus rien à faire, l'art est impossible, l'instrument inutile, ici au contraire rien de pareil , c'est tout l'opposé. La cithare c'était la bouche , l'archet c'était la langue , l'artiste l'âme, l'art la confession de la foi; eh bien ! l'archet supprimé , c'est la langue que je veux dire, ni l'artiste, ni l'art, ni l'instrument ne sont devenus inutiles: tous, au contraire, ont manifesté la puissance qui leur est propre. Qui a fait ces choses, qui a manifesté ces merveilles incroyables ? C'est le Dieu qui seul opère les miracles, et qui fait dire à David : Seigneur, notre souverain Maître, que la gloire de votre nom est admirable dans toute la terre ! O vous dont la grandeur est élevée au-dessus des cieux, vous avez formé, dans la bouche des enfants et de ceux qui sont encore à la mamelle, une louange parfaite. (Psaum. VIII, 1, 2.) C'était alors dans la bouche des enfants et des nourrissons à la mamelle , aujourd'hui c'est dans une bouche sans langue; la nature parlait alors avant le temps , aujourd'hui ce qui parle c'est une bouche vide ; alors dans les enfants la racine était sans consistance , mais le fruit était mûr, aujourd'hui la racine est enlevée, ce qui n'empêche pas le fruit de se produire , car la parole est le fruit de la langue. Les merveilles nouvelles dépassent les anciennes. C'est pour rendre croyables les prodiges récents que les anciens miracles ont paru, c'est pour prévenir le trouble de nos pensées, habituées antérieurement à contempler des merveilles ; les nouveaux miracles devaient aussi assurer la foi aux anciens miracles invisibles, en la fondant sur l'évidence manifeste des prodiges récents. Autrefois la verge d'Aaron a fleuri de même que, dans la bouche du martyr, a fleuri la parole. Mais pourquoi la verge d'Aaron a-t-elle fleuri? (Nomb. XVII.) Parce que le prêtre était outragé. Mais pourquoi aujourd'hui, dans la bouche du martyr, la parole a-t-elle fleuri? Parce que les blasphèmes et les outrages s'attaquaient au grand pontife Jésus-Christ. Voyez la parenté entre les merveilles et l'excellence des miracles. De même que cette verge antique sans lien avec la racine, sans aucun suc tiré de la terre, au contraire, privée de tout aliment terrestre, de toute vertu féconde, tout à coup a montré un fruit; de même ici, la voix saris sa racine, sans la puissance de son organe, dans une bouche desséchée et stérile, tout à coup a porté son fruit. Dans l'un de ces miracles , remarquons le rapport de parenté , dans l'autre l'excellence; car entre les deux fruits la différence est grande. L'un était sensible, mais l'autre est spirituel, ouvrant les cieux à celui qui alors fit entendre cette voix.

Pour toutes ces raisons, réjouissons-nous avec le martyr, glorifions le Dieu qui opère ces miracles, imitons la constance de celui qui est, comme nous, un serviteur, bénissons le Seigneur de ses grâces, retirons des discours que nous avons entendus les encouragements suffisants pour l'heure des épreuves; pleins d'admiration pour la puissance du Dieu notre créateur et pour sa providence , apportons-lui tout ce qui est de nous, et tout ce qui vient de lui, nous l'obtiendrons par une nécessaire conséquence. Soit que les hommes , soit que les esprits des ténèbres, soit que le démon lui-même nous attaque et nous combatte, nos ennemis ne gagneront rien sur nous, pour peu que nous montrions la promptitude de notre zèle , et toutes les dispositions qu'il nous convient d'apporter au combat. C'est ainsi que nous nous assurerons le secours de Dieu, et, pour la vie à venir, l'abondance de la gloire et du salut; puissions-nous tous conquérir ce bonheur ineffable par la grâce et par la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ , avec qui appartient au Père, en même temps qu'au Saint-Esprit, la gloire, l'honneur, la puissance, dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

Traduit par M. C. PORTELETTE.

 

 

 

DEUXIÈME HOMÉLIE.

ANALYSE.

1° Saint Chrysostome fait sentir combien il est utile de célébrer la commémoration des martyrs; il compare la persécution à une tempête. — Il cite l'exemple d'un enfant qui confondit le gouverneur par sa réponse. — 2° Il s'élève contre l'hérésie de Macédonius, qui niait la divinité du Saint-Esprit. — 3° Le buisson ardent est une figure de la parole apostolique. — Paroles de saint Romain.

1. Les exercices de la palestre donnent au corps le courage et les ressources de l'art athlétique; la commémoration des martyrs prémunit l'âme contre les artifices du démon, et l'exerce contre ses surprises. Cette popularisation de la lutte énergique, de la patience inflexible dans les supplices, enhardit la piété; le récit des souffrances des martyrs est comme une lice où nous avons sous les yeux la course que chacun d'eux a fournie. Telle est la commémoration de l'athlète couronné en ce jour. Et en effet, comment ne pas trouver du courage pour combattre le démon, lorsque l'on fortifie son âme à l'école d'un martyr que n'ont pu ébranler tant et de si grands périls? De son temps, la tyrannie de l'impiété se jouait du monde sans ménagement; la vie humaine ressemblait à une mer bouleversée jusque dans ses abîmes; la tempête avait rejeté sur la terre les vagues de l'Océan; le flot de l'irréligion inondait avec violence la nacelle de la piété; partout les pilotes mouraient, nombre de matelots étaient ensevelis dans les ondes; ce n'était de tous côtés que terreur, qu'angoisses et que naufrages. Les princes surpassaient cri fureur le souffle des tempêtes, les tyrans soulevaient d'effroyables tourmentes, les magistrats chancelaient sur leurs sièges, les juges par leurs édits ordonnaient de renier le Christ, les législateurs menaçaient les peuples des plus cruels châtiments; hommes et femmes étaient entraînés de force, et obligés, ceux-là de sacrifier aux démons, celles-ci de profaner les autels; on contraignait jusqu'à des jeunes filles à satisfaire cette rage; les prêtres étaient exilés, égorgés, et les fidèles chassés des enceintes sacrées. Voilà le combat pour lequel s'armait notre martyr; et voilà les périls que son âme affronte. Il se rit de cette résistance comme d'un simulacre de lutte. Dans cette arène, la foi est pour ainsi dire le sable qu'il jette à la face de ses juges : c'est ainsi qu'il bafoue le gouverneur (1) et qu'il lui barre le chemin de l'église qu'il courait envahir. Aussi le généreux athlète fut bientôt enlevé pour en recevoir la peine ; on accumula plusieurs genres de supplices; mais le martyr était comme la lyre : l'archet des tourments lui faisait rendre des sons mélodieux; les bourreaux l'assiégeaient et harcelaient son corps; mais lui, semblable à un instrument d'airain que

1. Asclépiade.

525

l'on frappe, retentissait en pieux accents; on l'attachait au chevalet, on lacérait ses membres, et il embrassait ce bois comme l'arbre de vie ; on mettait en lambeaux ses flancs et ses joues, et lui, comme s'il eût été doué de plusieurs voix à la fois, il prenait la parole pour confondre son ennemi par une nouvelle défaite.

En effet, lorsqu'il voit que le gouverneur l'engage à servir les démons, il demande qu'on lui amène de la place publique un tout jeune enfant, pour le faire juge de ce que le gouverneur demande; !lorsque l'enfant est amené, le martyr lui pose une question relative à la circonstance. Enfant, lui dit-il, est-il juste d'adorer Dieu, ou bien ce que ces hommes appellent des dieux? Voyez ici l'excellente sagesse du martyr : il établit l'enfant juge du juge lui-même; et l'enfant aussitôt se prononça pour Jésus-Christ, afin qu'il fût démontré que les enfants sont plus sages que les juges impies, et plus encore afin que le martyr apparût non-seulement comme martyr, mais encore comme formant lui-même d'autres martyrs. Mais cela même ne déconcerta pas la rage du gouverneur : à l'instant le martyr fut entraîné avec l'enfant sur un chevalet,; au supplice du chevalet succéda la prison, et à la prison, une sentence qui assignait à chacun des athlètes son châtiment : l'enfant fut condamné à mort, et le martyr à avoir la langue coupée. Qui a jamais ouï parler d'un jugement semblable? Les juges font fouetter les accusés pour les forcer à avouer ce dont ils ont conscience, et ce magistrat impie fait couper la langue au patient pour lé forcer à taire ce dont il a conscience. O invention cruelle et raffinée ! Je n'ai pu, dit-il en lui-même, faire chanceler cette âme dont les pensées sont tout en Jésus-Christ, je couperai du moins cette langue qui parle pour Jésus-Christ. Oui , tyran, coupe cette langue, afin d'apprendre que la nature, même privée de langue, plaide encore la cause du Christ; châtie la langue du corps, afin d'apprendre qu'il est véridique, Celui qui a promis le don des langues! Et en effet, le tyran fit bien couper au martyr sa langue matérielle; mais sa parole éclatait plus énergiquement encore, comme si elle eût été débarrassée d'une entrave. Spectacle étrange et nouveau! un homme de chair parlant à des hommes de chair sans le secours de la chair. La parole du prophète s'appliquait bien alors à notre martyr : Notre bouche a été remplie de joie, et notre langue d'allégresse. Sa bouche fut remplie de joie, de sacrifier sa langue à Jésus-Christ comme une offrande d'une espèce nouvelle; et sa langue fut remplie d'allégresse, d'avoir été martyre avant le martyr lui-même. O langue qui as devancé l'âme du martyr auprès de la foule des martyrs! O bouche qui as nourri un martyr caché ! O langue qui as eu cette bouche pour autel ! O bouche qui as eu cette langue pour victime! Nous ne soupçonnions pas, généreux martyr, que ta bouche fût un temple où tu as immolé, comme une brebis d'une espèce nouvelle, cette langue dont le sang était le tien !

2. Quel panégyriste couronnerait dignement tes vertus ! La nature t'avait donné une langue, et tu l'as nourrie pour le martyre; la nature t'avait donné une bouche, afin de protéger cette langue, et tu l'as disposée pour la faire servir d'autel à cette langue; tu avais reçu de la nature un instrument pour parler, et lorsqu'on l'eut coupé, tu fis voir qu'il était une semence féconde ; tu avais une langue au service de tes paroles, et tu l'as immolée à Jésus-Christ, telle qu'une brebis sans tache. Quel titre d'honneur pourrais-je dignement donner à cette langue ? De quel nom la décorerai-je ? Les bourreaux en approchèrent le fer, et semblable à Isaac sur le bûcher, elle ne tressaillit point; mais dans cette bouche qui lui servait d'autel, elle attendit l'immolation avec joie, apprenant ainsi aux langues des hommes qu'il ne suffit pas de parler pour le Christ, mais qu'il faut encore mourir pour lui. O généreux martyr ! ton sacrifice rivalise avec celui du patriarche; car en place de fils unique, tu as offert ton unique langue. Le Christ a donc bien fait de t'en créer une seconde , car il a trouvé que tu avais bien usé de la première; il a bien fait de t'accorder la langue immatérielle, car une langue de chair ne convenait pas à une âme angélique ; il a bien fait de te dédommager de sa perte. Tu as prêté à ton Seigneur ta langue pour l'immolation, mais il t'a rendu avec usure une voix éloquente, et il s'est fait un contrat entre le Christ et ta langue, elle, se laissant couper pour le Christ, et le Christ prenant la parole pour elle.

Et maintenant où est-il ce Macédonius, l'adversaire de l'Esprit Consolateur qui a fait à l'homme le don des langues? Non, je ne mens point en attribuant le don des grâces à la (526) divinité de l'Esprit-Saint; le bienheureux Paul m'en est témoin, lui qui crie maintenant à vos oreilles avides: Tous ces dons proviennent d'un seul et même Esprit, qui les distribue à chacun selon qu'il le veut. (I Cor. XII, 11.) Selon qu'il le veut, dit-il, et non pas suivant l'ordre qu'il en reçoit. Mais de peur qu'en ajoutant encore quelque autre chose, nous ne surchargions votre mémoire, souvenons-nous, au sortir de ce lieu , de cette parole si solide en faveur du Saint-Esprit; et remplis tout à la fois de fierté contre eux et d'indulgence pour leurs erreurs, adorons la divinité du Consolateur. La trompette prophétique, en annonçant l'accord de tout l'univers à reconnaître Jésus-Christ, disait: Ils me connaîtront depuis le plus petit jusqu'au plus grand (Jér. XXXI, 34); et toute langue confessera le vrai Dieu. (Rom. XIV, 11.) Ainsi donc le prophète enlaçait, dans la connaissance de Dieu, toutes les langues comme dans un filet ; et nous, aujourd'hui, nous entendrons le pieux plaidoyer d'un orateur privé de sa langue ; c'est avec une lyre sans archet qu'il bénit son Créateur. Qu'il dise donc aussi, le bienheureux Romain : Ma langue est comme la plume d'un secrétaire habile. (Psaum. XLIV, 1.) Et quelle est cette langue? Ce n'est pas celle que le fer a enlevée, mais celle que la grâce du Saint-Esprit a forgée; car à la langue qu'on venait de lui arracher se substitua la grâce du Saint-Esprit. Les apôtres aussi avaient une langue, mais afin que la puissance qui agissait en eux fût démontrée, (organe terrestre était en repos et c'était le feu céleste qui parlait. Les livres de Moïse renferment aussi une figure de ce fait qui surpasse notre raison; carte buisson dont parle Moïse était en même temps du feu. (Exod. III.) C'était le feu apostolique qui, dans le buisson ardent, annonçait en figure les voix de la prédication ; il prête une voix à un objet inanimé, afin que l'on croie en lui lorsqu'il s'attache à des organes animés. Car si le contact de ce feu adonné une voix à ce qui était inanimé, comment, lorsque ce feu vient à remplir des âmes raisonnables-, ne leur ferait-il pas produire des accents pleins d'harmonie ? C'est la grâce que le glorieux Romain a eue en partage : privé de sa langue, il accusa le tyran d'une voix plus éclatante encore. Le tyran n'en serait certes pas venu au point de lui faire couper la langue s'il n'eût craint un débordement d'accusations convaincantes, s'il n'eût redouté le torrent de la prédication, s'il n'eût cru pouvoir briser les flots de la parole évangélique. Mais voyons ce qui réduisit le tyran à la nécessité d'une pareille audace.

3. L'impie venait de sacrifier aux démons , tout imprégné de la fumée et de la graisse des victimes, souillé de cette atmosphère impure, il courait droit à l'église, une hache sanglante à la main, et cherchant pour ses criminelles immolations un autel non sanglant. Mais la rage du tyran n'échappa point au martyr. A l'instant donc il s'élance au vestibule, et arrête l'invasion de l'impie. Tel un pilote habile, à la vue de la mer qui s'abat sur la proue, ne peut plus rester calme, mais il parcourt tout le vaisseau d'un pied léger, et élevant la poupe à l'aide du gouvernail, tourne le navire contre les flots, l'arrache au péril en le poussant vers la haute mer, et fendant parle milieu la vague la plus forte, sillonne à force d'adresse le dos gonflé de l'océan ; tel se montra le bienheureux Romain. L'océan de l'idolâtrie, mugissant de blasphèmes, exerçait sa fureur contre la nacelle de l'Église, et vomissait contre les autels une écume de sang. Seul, Romain s'oppose à cette mer irritée, et voyant l'esquif sur le point de sombrer, il réveille le Maître qui dormait dans cette barque ; il dormait du sommeil de la longanimité. A la vue de cette mer agitée par la lutte des vents, il prononce les paroles des disciples en danger : Seigneur, sauvez-nous, nous périssons! (Luc, VIII, 24.) Des pirates entourent la barque, des loups assiègent la bergerie, des voleurs minent l'enceinte de votre demeure, des sifflements adultères environnent votre épouse, le serpent veut une fois encore s'introduire frauduleusement dans le paradis; le rocher qui sert de fondement à l'Église est ébranlé ; jetez du haut du ciel l'ancre évangélique, consolidez ce rocher qui chancelle : Seigneur, sauvez-nous, nous périssons! Le danger commun préoccupe le martyr : il s'adresse au Seigneur avec confiance, et donne à sa langue une libre carrière contre le tyran : Tyran, lui dit-il, arrête cette course furieuse ; reconnais la mesure de ton infirmité, respecte le domaine du Crucifié; ce domaine n'a point pour limites les murs de l'Église, mais les confins de l'univers; secoue le nuage de ta démence; porte les regards vers la terre, et songe à l'impuissance de ta nature; lève les yeux vers le ciel et songe à la grandeur de la lutte; méprise la faible alliance des démons; considère qu'ils ont été terrassés par la croix, (527) ces démons qui te mettent en avant comme le défenseur de leurs autels. A quoi bon poursuivre l'insaisissable ? A quoi bon viser un but inaccessible ? Dieu est-il circonscrit par des murailles? Non, la divinité n'a point de bornes. Peut-on voir notre Maître avec les yeux du corps ? Non, il est par essence invisible et sans figure; c'est seulement dans sa nature humaine qu'on peut le dépeindre et le voir. Est-ce qu'il habite la pierre ou le bois, vendant sa providence pour un boeuf ou pour une brebis ? Est-ce l'autel qui est médiateur dans le pacte de Dieu avec l'homme? Tout cela est bon pour l'avidité quémandeuse de tes démons ; notre Maître à nous, ou plutôt le Maître de toutes choses, le Christ habite dans les cieux, il conduit le monde; et le sacrifice qu'il veut, c'est l'âme qui se tourne vers lui; la seule nourriture de ce Dieu, c'est le salut des fidèles. Cesse donc d'agiter ainsi tes armes contre l'Eglise ; le troupeau est sur la terre, mais le pasteur est dans le ciel; le pampre est ici-bas, mais la vigne est là-haut; si tu coupes les pampres, tu multiplieras les fruits de la vigne. Tes mains sont pleines de sang, ton glaive sort d'immoler des animaux sans raison ; épargne ces bêtes innocentes, et dirige ton fer contre nous autres, qui te démasquons ; épargne ces créatures brutes et muettes, et égorge-nous, nous tes accusateurs ! Car je redoute moins le fer qui tue l'homme, que la hache des sacrifices : le fer homicide déchire le corps, mais la hache des sacrifices tue l'âme ; le fer homicide égorge la victime humaine, et la hache des sacrifices détruit à la fois victime et sacrificateur ! Tranche ma tête, mais ne souille pas l'autel; tu as une victime volontaire, pourquoi garotter ce taureau qui résiste ? Si tu as envie d'immoler, immole donc dans le vestibule de l'église une victime raisonnable !

Le tyran ne peut supporter la franchise démesurée du martyr . aussitôt il commence l'immolation par cette langue. Il la coupe donc, non pas pour la détruire, mais pour combattre sa prédication. C'est moins en haine du proclamateur, que par dépit de ce qu'il proclame. Mais celui qui surprend les habiles dans leur propre astuce (I Cor. III, 19), lui rend du haut du ciel cet organe enlevé par le fer; il soutient sa voix chancelante par une langue invisible, et fait don de la voix à celui qui n'a plus de langue, démontrant ainsi au tyran par un fait palpable la création de l'homme. Et de même que lorsqu'on creuse un puits, on donne à l'eau un écoulement plus abondant à mesure que l'on ouvre de nouveaux filets d'eau, de même le tyran, en extirpant avec le fer la racine de cette langue, se trouvait inondé par des flots plus violents d'accusations. Je voulais poursuivre jusqu'au bout dans des transports de joie l'éloge de notre martyr ; mais la limite du temps convenable est arrivée, et m'ordonne de faire silence; aussi bien ce que j'ai dit suffit pour votre utilité, et les enseignements de votre saint père (1) sont nécessaires pour mettre le dernier sceau à mes paroles. Enveloppons seulement ces mêmes paroles dans les replis de notre mémoire, ouvrons à celles que nous allons entendre les sillons de notre âme; et adorons en toutes choses le Christ auteur de ces merveilles, car c'est à lui, avec le Père et le Saint-Esprit, qu'appartient la gloire, à présent et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

1. L'évêque Flavien.

Traduit par M. MALVOISIN.

FIN DU TROISIÈME VOLUME.